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 1-3 探索湄公河前往中國 (1863-1870)

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Explorer le Mékong jusqu’en Chine

 (1863-1870)

L’achèvement de la colonisation de la Cochinchine et le protectorat sur le Cambodge allaient constituer un même épisode de la conquête de la péninsule indochinoise par la France. Sous le Second Empire, là s’arrêtera l’Indochine française. C’est, par exemple, ce qu’illustrait le titre du livre Cochinchine française et royaume du Cambodge – premier ouvrage de Charles Lemire, commis des Postes à Saïgon en 1865 et organisateur du télégraphe au Cambodge – publié à la veille de la chute de l’Empire1. La géographie liait ces deux régions, unies par le système hydrographique du Grand Lac et du Mékong. L’histoire aussi les rapprochait, puisque c’était à partir de la Cochinchine, anciennement cambodgienne, que l’empire d’Annam avait occupé et contrôlé les provinces orientales du Cambodge. Les Missions étrangères de Paris, de leur côté, avaient bien compris l’importance de ces liens puisque, dans leur organisation territoriale, le Cambodge n’avait longtemps été qu’une partie du vicariat de Cochinchine occidentale. Il n’en avait été détaché qu’en 1850 et érigé lui-même en vicariat, sous la direction de Mgr Miche, lequel allait jouer un certain rôle dans l’imposition du protectorat de la France sur le royaume.


Le Second Empire indécis

En dépit de la ratification du traité de Saïgon annexant à la France les trois provinces orientales de Cochinchine le 14 avril 1863, le gouvernement de Paris n’avait toujours pas arrêté de politique indochinoise bien nette. Pour la Marine, à Saïgon, il n’était pas question de reculer : non seulement la rétrocession de ces trois provinces n’était pas à l’ordre du jour, mais la tendance était plutôt à l’expansion de la colonie aux autres provinces cochinchinoises, voire au Cambodge oriental jusque-là occupé par l’Annam. En métropole, en revanche, on était très partagé et l’empereur Tu Duc le savait. Les milieux financiers, loin de pousser à la colonisation, s’alarmaient surtout du déficit budgétaire. Napoléon III lui-même hésitait, absorbé qu’il était par l’affaire du Mexique2, beaucoup plus importante que celle de Cochinchine. Par ailleurs, en 1863-1864, des forces françaises et anglaises, certes peu nombreuses, étaient engagées à Shanghai contre les rebelles Taiping aux côtés des troupes impériales chinoises. Comment allaient tourner ces événements ? Finalement, la rébellion s’effondra durant l’été 1864 : les débris de l’armée Taiping, on l’a noté, se réfugièrent dans le nord du Tonkin. Ce sont ces bandes armées qui, sous l’appellation de Pavillons-Jaunes et surtout Pavillons-Noirs, allaient bientôt aider le gouvernement annamite contre l’expansion française et – surprenant retournement de situation – constituer le bras armé de la Chine en Indochine.


Dans ce contexte assez troublé, l’empereur Tu Duc envoya à Paris une ambassade dirigée par Phan Thanh Gian, le négociateur du traité de Saïgon, pour tenter d’en obtenir un autre, moins léonin. Cela ne pouvait qu’inquiéter la Chine : l’Annam était-il en train de se donner un autre suzerain ? Il s’ensuivit, entre Paris et la Cochinchine, une période d’assez grande confusion. L’ambassade annamite parvint à Paris le 13 septembre 1863 et fut reçue par l’empereur Napoléon le 5 novembre. Depuis son arrivée en France, Phan Thanh Gian s’était fait assister du capitaine de frégate Gabriel Aubaret pour rédiger un nouveau traité. Ce dernier avait fait la campagne de Chine et de Cochinchine, puis, bon connaisseur de la langue et des affaires annamites, avait servi d’interprète dans la négociation du traité de Saïgon et, pour cette raison, avait été intégré à l’ambassade de Phan Thanh Gian en France. Or, Aubaret, estimant la colonisation de la Cochinchine impossible, avait rédigé pour le négociateur annamite un projet de nouveau traité prévoyant le rachat de la Cochinchine par la cour de Hué, mais le maintien de la France à Saïgon, ce qui correspondait aux propositions de Tu Duc. Napoléon III s’étant apparemment rallié aux vues de l’ambassadeur d’Annam, ce dernier crut ce projet accepté et repartit pour Hué fort satisfait. Quant à Aubaret, il fut nommé consul à Bangkok et chargé, dans un premier temps, de se rendre à Hué pour faire accepter ce nouveau traité par Tu Duc. Or, ce dernier, constatant le recul des Français, d’ailleurs confrontés à une guérilla incessante en Cochinchine, voulut obtenir de nouvelles concessions, notamment la transformation d’un tribut perpétuel – qui avait été inclus dans le projet et qui paraissait établir une vassalité de la Cochinchine à l’égard de la France – en une indemnité de guerre fixe. Ce tribut perpétuel aurait ainsi substitué à la suzeraineté chinoise une sorte de suzeraineté française, au moins en ce qui concernait la Cochinchine. Aubaret accepta la transformation en simple indemnité de guerre et signa le traité le 15 juillet 1864, mais sous condition de l’accord de Paris, c’est-à-dire ad referendum. La formule était plus acceptable pour la Chine.


La situation était d’autant plus compliquée que s’était immiscé dans cette négociation le sous-officier Charles Duval3, l’homme qui avait soutenu le rebelle catholique Lê Duy Phung au Tonkin contre la cour de Hué. Présent à Paris durant l’ambassade de Phan Thanh Gian, il réussit à convaincre plusieurs personnalités influentes – en particulier le duc de Morny, le maréchal Randon, ancien gouverneur de l’Algérie et ministre de la Guerre, le ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys – de la nécessité de ne pas abandonner la Cochinchine. Il y réussit si bien que ce dernier l’adjoignit à la mission Aubaret envoyée à Hué pour mieux le contrôler. Une campagne de presse fut déclenchée en métropole contre ce nouveau traité. Pour la première fois, on vit les milieux d’affaires se mobiliser en faveur de la colonie, par exemple Lucien Arman (un important constructeur naval à Bordeaux, très proche de Napoléon III, député au Corps législatif), mais aussi les chambres de commerce, les milieux catholiques, etc. En fait, on assista à la naissance de ce qu’on appellera désormais le « parti colonial ». Le retournement final fut surtout le fait de deux personnalités déterminantes : l’amiral de La Grandière, nouveau gouverneur de la Cochinchine depuis mai 18634, qui se prononça sans ambiguïté contre le traité Aubaret, et le ministre de la Marine, Chasseloup-Laubat.


Mis à part un intermède de quelques mois en 1865, le contre-amiral de La Grandière fut gouverneur de Cochinchine dès la ratification du traité de Saïgon en 1863 jusqu’en 1868. Sous son commandement, la France allait imposer son protectorat sur le Cambodge et achever la conquête de la Cochinchine. Finalement, en novembre 1864, le gouvernement prit la décision de ne pas accepter le traité Aubaret. On en restait donc au traité de Saïgon ratifié en avril 1863. C’était une incontestable victoire pour la Marine, appuyée par les catholiques et les milieux d’affaires. Victoire qui allait leur ouvrir à tous de nouvelles perspectives, bientôt exploitées en Cochinchine occidentale et au Cambodge.


De la Cochinchine au Cambodge

La situation du Cambodge était fort complexe, tant sur le plan intérieur que sur le plan international. À l’intérieur, les problèmes de succession compliquaient sans cesse la vie politique du royaume. En 1845, le Siam avait réussi à imposer son favori, le roi Ang Duong, couronné en 1847. En 1860, son fils Norodom lui avait succédé, mais il avait dû faire face à la rébellion de son frère Si Votha. Bref, à chaque règne, le pays était confronté à des dissensions dynastiques, voire à de véritables rébellions.


Sur ces crises intérieures se greffaient inévitablement des difficultés extérieures, chacun des protagonistes cherchant des soutiens soit à Bangkok, soit à Hué5, soit auprès des Européens. Ainsi le roi Ang Duong avait-il tenté de se protéger en sollicitant l’appui de la France en 1854 ; la réponse de Paris avait été l’envoi de la mission de Charles de Montigny en 1855, laquelle avait échoué du fait de la maladresse de ce dernier et de l’opposition du Siam. Norodom, quant à lui, avait fait appel au Siam en 1862 contre son frère Si Votha. Contrairement à ce qui se passait pour l’empire d’Annam, la Chine était totalement à l’écart de ces affaires cambodgiennes : le tribut cambodgien à l’empire du Milieu était depuis longtemps tombé en désuétude, même si, à Pékin, on s’en tenait toujours au principe de la suzeraineté chinoise sur le royaume.


Le résultat de ces crises intérieures et de ces interventions extérieures était un grignotage incessant du territoire. À l’ouest, depuis la fin du XVIIIe siècle, le Siam occupait les deux provinces de Battambang et Siem Reap (donc Angkor) ; après 1813, il avait également occupé les provinces septentrionales du royaume. À l’est, depuis 1833, toutes les provinces entre l’Annam et le Grand Lac étaient occupées par les Annamites. Ce n’était pas seulement l’indépendance du Cambodge qui était menacée, mais son existence même.


L’amiral Bonard, on l’a rappelé, se rendit au Cambodge en septembre 1862 dans ce contexte difficile. Rendant compte de cette « excursion », il était clair qu’il songeait déjà à l’inclure, d’une manière ou d’une autre, dans le périmètre colonial de la France en Indochine. La pauvreté du pays l’avait impressionné : « Les révolutions, les dissensions intestines, la pression et les ravages successifs causés par la guerre de Siam et de la Cochinchine [l’empire d’Annam], se disputant les débris d’un grand empire, ont fait de ce beau pays presque un désert, habité par une population misérable6. » Mais le relevé des ressources qu’il fit en disait long sur sa pensée : il serait fort nécessaire pour la protection de la nouvelle possession en Cochinchine de disposer des ressources qu’offrait le Cambodge et d’en éradiquer l’influence du Siam.


Par ailleurs, au Cambodge, l’évêque Mgr Miche faisait tout ce qui était en son pouvoir pour y établir une présence française. Il s’était déjà beaucoup impliqué en ce sens lors de la mission de Montigny en 1855, mais en vain. Il est clair qu’il était beaucoup plus favorable à une implantation militaire de la France dans le royaume que ne l’étaient les autorités des Missions étrangères à Paris. Le prélat était persuadé que l’évangélisation exigeait préalablement la fin des désordres qui sévissaient dans tout le Cambodge. Aussi s’employait-il assidûment à y faciliter la politique des gouverneurs de Cochinchine, en particulier celle de l’amiral de La Grandière quand celui-ci fut nommé à Saïgon. C’est l’évêque qui, en juin 1863, prévint ce dernier que le roi Norodom pourrait être amené à rechercher la protection de la France ; et c’est également lui qui servit d’intermédiaire, quelques semaines plus tard, lors de la conclusion d’un traité franco-cambodgien.


L’amiral de La Grandière prit finalement une première décision apparemment modérée : envoyer sur le Mékong une mission – commandée par le lieutenant de vaisseau Doudart de Lagrée – pour collecter des renseignements, notamment hydrographiques, sur le fleuve, et plus généralement le Cambodge, afin de guider utilement le gouverneur dans ses rapports avec la cour d’Oudong, alors capitale du royaume. Ce n’était qu’un préambule, mais en fait Doudart de Lagrée fit accepter le principe du protectorat au roi Norodom. En juillet 1863, l’amiral se rendit lui-même à Oudong, où il fut reçu par le roi, comme son prédécesseur avant lui. Ayant succédé depuis peu de temps à l’amiral Bonard qui lui-même s’était rendu à Oudong quelques mois plus tôt, il était normal que le nouveau gouverneur voulût, à son tour, rencontrer le roi. Toutefois, l’amiral alla beaucoup plus loin que Bonard en proposant à Norodom la signature d’un traité de protectorat, le Cambodge et la Cochinchine française étant limitrophes. En dépit de ses réticences, le roi, qui craignait surtout les représailles du Siam, finit par accepter le traité le 11 août 18637. Était-il conscient de ce que signifiait, en droit international occidental, le terme « protectorat » ? On peut en douter, car, après avoir signé ce traité avec la France, il accepta, en novembre 1863, d’en signer un autre, secret, avec le Siam (ratifié en janvier 1864) par lequel il reconnaissait la suzeraineté de Bangkok sur son royaume. Saïgon l’apprit par la presse anglaise de Singapour. Nous le verrons, ce second traité demeura finalement lettre morte.


Par le traité avec la France, affirmait le préambule, « S.M. l’Empereur des Français consent à transformer ses droits de suzeraineté en un protectorat ». Voilà une affirmation pour le moins spécieuse. En quoi la cession de trois provinces de Cochinchine par le gouvernement de Hué à la France conférait-elle à cette dernière des droits de suzeraineté ? On avait voulu trouver une justification juridique au traité, mais l’argument était évidemment sans grande valeur. La suite du traité était très classique, prévoyant liberté de commerce et liberté religieuse, mais aussi fourniture de bois pour la Marine. En fait, non seulement ce traité conférait à la France une position dominante au Cambodge, mais il y contrecarrait définitivement les empiètements territoriaux du Siam, voire les ambitions anglaises. De toute évidence, c’était l’œuvre très personnelle de l’amiral de La Grandière ; aucune directive de Paris ne l’autorisait à prendre une telle initiative. Mis devant le fait accompli, le gouvernement français fut d’ailleurs assez lent à l’entériner ; finalement, Napoléon III donna son accord, mais seulement en avril 1864. Comme en Cochinchine, l’expansion française au Cambodge était essentiellement l’œuvre de la Marine, au sein de laquelle le rôle de l’amiral de La Grandière fut prépondérant.


Pour amadouer l’opposition du Siam, on couronna le roi Norodom, le 3 juin 1864, dans sa nouvelle capitale de Phnom Penh, en présence, outre la délégation française, d’un représentant siamois, la couronne et autres insignes royaux ayant été rapportés de Bangkok8. Cette question des relations entre la France et le Siam à propos du Cambodge, qui allait connaître de nombreux rebondissements durant les décennies suivantes, demeurera une pierre d’achoppement permanente dans les rapports entre les trois pays jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.


Explorer le Mékong

Par l’annexion des trois provinces de Cochinchine en 1862 et le protectorat sur le Cambodge en 1863, la France contrôlait désormais tout le Mékong inférieur. On savait que le fleuve prenait sa source en Chine, rien de plus. Bien évidemment, chez certains officiers de Marine stationnés à Saïgon, l’idée d’explorer le grand fleuve germa très tôt. Georges Taboulet, dans sa Geste française en Indochine, expose comment en 1863 un petit groupe d’officiers de Marine en poste à Saïgon, qui se réunissaient régulièrement autour de l’un d’eux, l’enseigne de vaisseau Francis Garnier, alors administrateur de la ville chinoise de Cholon, se mit à réfléchir très concrètement à un projet d’expédition pour remonter le Mékong9. C’est ce qu’on a appelé les « soirées de Cholon ». Dès le début de 1864, un projet fut soumis à l’amiral de La Grandière par un groupe de jeunes officiers de marine (Francis Garnier, vingt-cinq ans, et deux de ses compagnons eux aussi officiers de Marine, le vicomte Henri de Bizemont, vingt-cinq ans également, et Éliacin Luro, vingt-sept ans) : « Il est inutile d’insister pour prouver combien serait précieuse la certitude de la navigabilité complète de ce grand fleuve, apportant jusqu’à Saïgon les produits du Laos et de la Chine centrale, qui dévient aujourd’hui sur Canton et sur Bangkok, à l’aide de pénibles transports à dos d’éléphants. Tout se réunit pour faire de cette exploration une entreprise aussi pratiquement utile que scientifiquement intéressante. » L’exploration du Mékong ne fut donc pas, à l’origine, une entreprise de milieux d’affaires, mais une aventure de jeunes officiers de Marine enthousiastes10. Le projet réussit à séduire la hiérarchie de la Marine : l’amiral de La Grandière le soumit avec avis favorable au marquis de Chasseloup-Laubat. Comment ce dernier, certes ministre de la Marine, mais aussi tout récent président de la prestigieuse Société de géographie, aurait-il pu ne pas l’avaliser ? La décision fut finalement prise par Napoléon III en 1865 et, les préparatifs achevés, l’expédition quitta Saïgon le 5 juin 1866, sous le commandement du capitaine de frégate Doudart de Lagrée, Francis Garnier étant son second11.


Les instructions de l’amiral de La Grandière étaient nettes : « Déterminer géographiquement le cours du fleuve par une reconnaissance poussée le plus loin possible ; chemin faisant, étudier les ressources des pays traversés, et rechercher par quels moyens efficaces on pourrait unir commercialement la vallée supérieure du Mékong au Cambodge et à la Cochinchine. » La géographie, certes, mais aussi les ressources et le commerce : c’étaient en somme les prémices de l’exploitation économique de la péninsule indochinoise. L’expédition se rendit tout d’abord à Phnom Penh et Angkor – Doudart de Lagrée était passionné par ces temples anciens –, puis Louang Prabang, au Laos. Rapidement, il s’avéra que le fleuve, du fait des rapides, ne pourrait jamais constituer une voie d’accès à la Chine du Sud comme on l’avait espéré. C’était une cruelle déconvenue. Toutefois, elle fut bientôt compensée par une belle découverte. Par le fleuve Rouge, débouchant au Tonkin, la Chine pouvait tout de même être atteinte : « Il est inutile d’insister sur les conséquences que pourrait avoir l’ouverture du fleuve du Tong King, portant immédiatement les produits du Yunnan vers le port de Saïgon12. » Une découverte qui portait en elle, c’était évident, la future conquête du Tonkin et de l’Annam, l’idée d’une zone d’influence française au Yunnan, la construction du chemin de fer du Yunnan, etc. C’est en Chine que Doudart de Lagrée, épuisé, décéda en mars 1868. Sous le commandement de Francis Garnier, l’expédition chercha à atteindre les sources du Mékong, mais les autorités musulmanes du Yunnan, rebelles, lui interdirent de poursuivre. L’expédition rentra par le fleuve Bleu, et prit finalement un bateau des Messageries maritimes à Shanghai pour arriver à Saïgon le 19 juin 1868 après deux ans d’exploration et de travaux. Le retentissement fut considérable non seulement à cause de l’exploit humain accompli, mais aussi en raison des conséquences pratiques qui allaient en être tirées au fil des années. La colonisation de la péninsule indochinoise allait forcément s’orienter dans une nouvelle direction, mais aussi se heurter plus durement à la Chine. D’une certaine façon, on se dirigeait vers la guerre franco-chinoise qui éclaterait quinze ans plus tard.


Achever la conquête de la Cochinchine

Par ailleurs, durant ces deux années (1866-1868), la situation de la Cochinchine avait beaucoup évolué. L’œuvre accomplie par l’amiral de La Grandière avait profondément modifié la physionomie des trois provinces annexées en 1862. L’administration du pays avait atteint un point d’équilibre. Après une administration très directe sous l’amiral Charner, puis très indirecte sous l’amiral Bonard, on en était arrivé à une solution intermédiaire. Les inspecteurs des Affaires indigènes, issus le plus souvent de la Marine, mais pas exclusivement, continuaient à avoir la haute main sur l’administration des préfectures et sous-préfectures, mais les différences de situation selon les provinces avaient été respectées et, lorsque c’était possible, le mandarinat traditionnel maintenu en place et l’administration communale annamite préservée. La situation budgétaire avait été assainie, les recettes commençant à alimenter un budget propre à la Cochinchine de moins en moins déficitaire. Une justice civile avait été mise en place, les tribunaux annamites traditionnels étant maintenus lorsque aucun Européen n’était en cause. Le régime de la propriété avait été précisé pour les Annamites, de façon à les tranquilliser et à obtenir leur collaboration ; des biens devenus vacants du fait de la guerre ou de la fuite d’anciens propriétaires avaient été redistribués, ce qui tendait à l’éclosion d’une classe sociale nouvelle – comptant de nombreux chrétiens – qui, quelques années plus tard, fut à l’origine d’une bourgeoisie cochinchinoise sur laquelle la France put s’appuyer. Une partie de ces propriétés avait déjà été transformée en vastes domaines consacrés à la riziculture ou à des cultures de plantation comme l’hévéa. Mais dans le même temps, il est vrai, le développement de cette colonisation agraire, remplaçant la colonisation pratiquée par la cour de Hué depuis des décennies, attirait des populations venues de l’empire d’Annam qui, bien souvent, se retrouvaient dans une situation de dépendance et de précarité. Des programmes ambitieux de travaux publics avaient été entrepris : facilités portuaires de Saïgon, réseau routier, canaux, lignes télégraphiques, etc. Les missionnaires et les ordres religieux féminins – en particulier les Sœurs de Saint-Paul de Chartres – avaient été mis à contribution en matière d’écoles, d’hôpitaux, d’orphelinats. La situation générale était bien loin d’être totalement satisfaisante, mais en peu d’années beaucoup avait été entrepris.


L’insécurité, toutefois, demeurait préoccupante. Des résistances se manifestaient partout, soit du fait de populations le plus souvent entraînées par les mandarins, soit du fait d’individus qu’on appelait « pirates », terme qui recouvrait en fait des réalités bien différentes : résistants hostiles à l’administration française, réfugiés non stabilisés, mais aussi éléments déclassés ou franchement hors la loi. Cette situation était un obstacle majeur à l’organisation et à la mise en valeur de la colonie. En décembre 1862, du temps de l’amiral Bonard, la rébellion de la ville de Go Cong, organisée par un mandarin militaire avec l’appui de la cour de Hué, avait été très sérieuse. Il avait fallu, pour la réprimer, faire appel à des troupes françaises supplémentaires, amenées de Chine, et des troupes de tagals venues des Philippines. Elle avait perduré jusqu’en février 1863. Parmi tous ces troubles, une rébellion ouverte, celle de Poukambo, de nature très différente, avait également inquiété fortement l’amiral de La Grandière. Poukambo était un bonze cambodgien d’Angkor qui rêvait de restaurer l’ancien Empire khmer. En janvier 1866, à la tête d’une troupe de Cambodgiens de Cochinchine et d’Annamites, il s’était attaqué à la citadelle de Tay Ninh en Annam. Puis, avec plusieurs milliers de Cambodgiens, il avait porté l’insurrection au Cambodge même, dans la province orientale de Baphnom, et s’était établi entre Oudong et Phnom Penh. Les troupes royales cambodgiennes s’avérèrent incapables d’enrayer la rébellion et les patrouilles françaises sur le Mékong et le Grand Lac étaient tout aussi inefficaces. En décembre 1866, Poukambo attaqua même Oudong, défendu par des troupes françaises. Il fut finalement fait prisonnier et exécuté par les Cambodgiens en décembre 186713.


Toutes ces difficultés, notamment la rébellion de Poukambo, et surtout la participation des Annamites soutenus par la cour de Hué, amenèrent finalement l’amiral de La Grandière à prendre, à nouveau, une décision d’importance : l’annexion des trois provinces occidentales (Vinh Long, An Giang et Ha Tien) laissées à l’empire d’Annam par le traité de 1862. Le prétexte était qu’elles servaient de refuges aux rebelles. De plus, elles étaient désormais complètement séparées territorialement du reste de l’Empire annamite depuis l’annexion des trois provinces orientales. En fait, l’amiral était depuis longtemps partisan de cette annexion. En juin 1867, il prit la tête d’une opération militaire qui fut rapidement maîtresse des trois provinces convoitées. Celles-ci, toujours sous le commandement de Phan Thanh Gian, l’ancien ambassadeur d’Annam à Paris, se rendirent sans combat. Phan Thanh Gian, fondamentalement patriote, mais aussi convaincu que son pays devait se moderniser avec l’aide de la France, avait opté pour la non-résistance. En cela, il désobéissait à son empereur, aussi choisit-il le suicide après avoir fait une dernière proclamation dont il assumait l’entière responsabilité : « Il te serait, se disait-il à lui-même, aussi insensé de vouloir renverser les ennemis par les armes qu’au jeune faon d’attaquer le tigre. Tu attirerais inutilement de grands malheurs sur les peuples que le Ciel t’a confiés. J’ai donc écrit à tous les mandarins et à tous les chefs de guerre de briser les lances et de remettre les forts sans combat14. »


Bien évidemment, aucune directive de Paris n’avait autorisé l’amiral à prendre, seul, une telle initiative. Il achevait ainsi, de son propre chef, la colonisation de l’ensemble de la Cochinchine, comme il avait obtenu le protectorat sur le Cambodge. La Marine était toute-puissante. À Paris, le nouveau ministre de la Marine, l’amiral Rigault de Genouilly, l’homme de Tourane et Saïgon, fut quelque peu choqué, peut-être moins par le fait accompli que par le peu de respect dont avait témoigné l’amiral de La Grandière à l’égard de la hiérarchie politique : en mai, il lui avait demandé « d’attendre son autorisation ». L’affaire remonta évidemment jusqu’à Napoléon III, qui, finalement, avalisa l’entreprise. En août, l’amiral de La Grandière reçut les pleins pouvoirs pour régler juridiquement l’affaire avec la cour de Hué, c’est-à-dire lui faire officiellement reconnaître ce nouvel abandon territorial. Celle-ci refusa de négocier. La nouvelle Cochinchine française était ainsi fondée, mais sans traité reconnaissant son existence. Il faudra attendre 1874 pour que le litige – d’importance – se règle enfin.


Avant de partir avec l’expédition d’exploration du Mékong, Francis Garnier avait écrit, le 1er mars 1865, dans une publication signée « G. Francis » : « La possession de nos trois provinces reste insuffisante et devient dangereuse si on ne la complète pas, dans un délai très court, par la conquête du reste de la Cochinchine. Les Annamites eux-mêmes ont toujours considéré les six provinces comme formant un tout indivisible […]. Tant que subsistera cette situation géographique, nous subirons l’hostilité sourde et permanente de la classe élevée, l’hésitation défiante et ruineuse des masses15. » Revenu de son expédition en 1868, il trouva une Cochinchine devenue entièrement française, composée des six provinces, conformément à ses vœux. Des vœux qui n’étaient pas seulement les siens, mais bien ceux de la majorité de la Marine stationnée en Cochinchine.


Au retour de Francis Garnier à Saïgon, une seconde question avait été réglée, celle de la suzeraineté et de la présence du Siam au Cambodge. Le traité secret entre le Cambodge et le Siam, par lequel le premier reconnaissait la suzeraineté du second, signé aussitôt après le traité franco-cambodgien de 1863, avait évidemment inquiété la France. Paris avait donc chargé son consul à Bangkok, Aubaret, de reprendre des négociations et d’amener le Siam à abandonner ses prétentions. Ce dernier était effectivement parvenu, dès avril 1864, à trouver un arrangement avec Bangkok, mais un arrangement qui allait très loin, puisqu’il admettait la suzeraineté siamoise sur les principautés laotiennes et traçait une frontière entre le Siam et ces dernières assez favorable à Bangkok. Le gouvernement français refusa cet arrangement. Comme l’avait fait l’Annam en 1863, le Siam décida d’envoyer une ambassade à Paris : elle fut reçue en grande pompe par Napoléon III le 27 juin 1867 au palais de Fontainebleau ; le peintre Gérôme immortalisa la scène et les ambassadeurs firent de riches cadeaux qui vinrent compléter le cabinet chinois de l’impératrice. L’ambassade permit de reprendre des négociations qui aboutirent enfin à un traité signé à Paris le 15 juillet 1867.


Ce traité, ratifié le 29 février 1868, n’était qu’en partie favorable à la France. L’échec au Mexique – l’empereur Maximilien avait été exécuté une semaine avant la réception des ambassadeurs siamois à Fontainebleau –, la rébellion de Poukambo au Cambodge, et surtout la menace prussienne n’avaient pas permis pas au gouvernement français d’être trop exigeant. Certes, la France avait obtenu ce qu’elle jugeait essentiel, à savoir que « S.M. le roi de Siam reconnaît solennellement le protectorat de S.M. l’Empereur des Français » (art. 1er) et renonce à « tout tribut, présent et autres marques de vassalité de la part du Cambodge » (art. 3). Le traité secret entre le Siam et le Cambodge était « déclaré nul et non avenu » (art. 2). Les clauses de l’arrangement d’Aubaret concernant le Laos étaient abandonnées : il ne fallait pas hypothéquer l’avenir de ce pays qui s’avérait intéressant, l’expédition de Francis Garnier était en train de le prouver. En revanche, le traité entérinait la souveraineté du Siam sur les provinces cambodgiennes de Battambang et Siem Reap (Angkor) (art. 4), c’est-à-dire une grande partie de l’Ouest cambodgien.


Qu’était-ce donc qu’un protectorat qui n’était pas capable de préserver l’intégrité territoriale ? Le roi Norodom protesta, l’amiral de La Grandière exprima son désaccord total : « C’est un acte inutile dans son ensemble et honteux », écrivit-il au directeur des Colonies à Paris ; à Saïgon, le traité fut considéré comme une faute. Il faudra attendre près de quarante ans – 1907 – pour que le Cambodge récupère ses provinces occidentales.


En dépit des rébellions qui continuaient à perturber la Cochinchine comme le Cambodge, l’autorité de la France n’en était pas moins définitivement établie dans ces deux régions. Aussi, désormais, était-ce vers le nord de la péninsule que commençait à regarder le « parti colonial ». Les résultats de l’expédition de Doudart de Lagrée et Francis Garnier y contribuaient pour beaucoup. Les difficultés avec la Chine allaient se multiplier.


1. Lemire (Charles), Cochinchine française et royaume du Cambodge, Paris, Challamel, 1869.


2. Cette affaire concerne l’expédition militaire de la France au Mexique entreprise en vue d’y fonder un empire catholique profrançais faisant équilibre aux États-Unis protestants, empire dont la couronne fut confiée à l’archiduc Ferdinand-Maximilien, le frère cadet de l’empereur François-Joseph Ier.


3. Charles Duval a écrit des Souvenirs militaires, Paris, 1900.


4. Voir la liste des gouverneurs en annexe.


5. Khin Sok, Le Cambodge entre le Siam et le Viêtnam (de 1775 à 1860), Paris, EFEO, 1991.


6. Bonard (amiral), « Exploration du Grand fleuve du Cambodge (septembre 1862) », Revue maritime et coloniale, t. VII, 1863, p. 244.


7. Moura (Jean), Le Royaume du Cambodge, Paris, Ernest Leroux, 1883, tome 2, p. 147 et suiv. Jean Moura, officier de Marine, bon connaisseur du Cambodge, fut nommé représentant de la France dans le royaume en 1868.


8. On trouvera un long exposé de cette affaire in L. M. de Carné, « Le royaume du Cambodge et le protectorat français », Revue des Deux Mondes, t. 79, 1869, p. 852-879.


9. G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 552 et suiv.


10. Voir le livre d’E. Luro, Le Pays d’Annam, Paris, Leroux, 1878, et sa préface par Henri de Bizemont.


11. Gomane (Jean-Pierre), L’Exploration du Mékong. La mission Ernest Doudart de Lagrée-Francis Garnier (1866-1868), Paris, L’Harmattan, 2000.


12. Garnier (Francis), Voyage d’exploration en Indo-Chine, Paris, Hachette, 1885, p. 527.


13. Moura (Jean), op. cit., t. II, p. 167-170.


14. Branda (Paul), Récits et nouvelles, Paris, 1869, p. 171 et suiv. Cité in G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 519.


15. G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 544.

 1-2 法國在西貢,中國無力(1859-1863)

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La France à Saïgon, la Chine impuissante (1859-1863)

Entre les deux séries d’opérations contre Tourane, en 1858 et 1859, c’était donc sur le Sud que l’amiral Rigault de Genouilly, changeant de stratégie, avait fait porter l’offensive franco-espagnole1. D’un point de vue strictement naval, la décision résultait de considérations tout à fait pratiques. La rivière des Parfums ne pouvait être remontée sans petites canonnières utilisables en eaux peu profondes : atteindre la capitale impériale, Hué, supposait donc une expédition terrestre pour laquelle les moyens étaient insuffisants. En revanche, Saïgon, au débouché d’un large bras du Mékong, pouvait être atteinte par l’escadre. Toutefois, au-delà de ces raisons strictement militaires, la décision résultait également d’un calcul politique qui n’était pas sans fondement, mais était lourd de conséquences. En portant le conflit dans ce qu’on appelait alors la Basse-Cochinchine – et qui allait devenir, tout simplement, la Cochinchine française –, on coupait l’empire d’Annam d’une région qui lui fournissait une grande partie de ses ressources en riz. Par ailleurs, on mettait la main sur le point névralgique du dispositif militaire annamite qui lui permettait de dominer toute la partie orientale du Cambodge. Basse-Cochinchine, ancienne possession de l’Empire khmer, et Cambodge de l’Est contrôlé par l’Annam, autrement dit la vallée inférieure du Mékong, ne faisaient qu’un sur le plan géographique et stratégique, et quasiment sur le plan politique, du fait de l’occupation annamite dans les provinces orientales du Cambodge. Rigault de Genouilly avait même imaginé que les Cambodgiens pourraient profiter de l’action française pour secouer le joug annamite, ce qui ne sera pas le cas.


Non plus Tourane, mais Saïgon

Entre les deux interventions à Tourane, l’escadre sous son commandement commença les opérations contre Saïgon le 10 février 1859 ; la citadelle fut prise une semaine plus tard et le général Vo Duy Ninh, qui la commandait, se suicida peu après. Quelques jours plus tard, l’amiral écrivait au père Libois, toujours à Hong Kong : « Le fleuve est propre à la navigation des vaisseaux de ligne ; il y a tous les éléments nécessaires pour fonder une colonie agricole et commerciale. Aussi me suis-je préoccupé de mettre la main sur ce joyau. Mais le Gouvernement voudra-t-il en tirer parti2 ? » Au fond, on retombait dans le cas de figure de Tourane. Que voulait exactement le gouvernement français : protection des missionnaires, point de relâche vers la Chine, accroissement du commerce, établissement territorial fixe, protectorat sur l’ensemble de l’empire d’Annam ? Rien de tout cela n’avait vraiment été décidé, les directives étaient floues et les renforts et approvisionnements insuffisants. On risquait de devoir abandonner Saïgon.


Avant de repartir pour Tourane, Rigault de Genouilly prit le parti de faire sauter la citadelle de Saïgon et de laisser sur place quelques troupes françaises et espagnoles – environ un millier d’hommes – sous le commandement du capitaine de frégate Jauréguiberry. Mais, ainsi délaissée, la petite garnison eut bien du mal à résister à la pression des troupes annamites qui consolidaient leurs quelques points d’appui et pratiquaient d’incessantes actions de guérilla. De plus, la guerre en Italie (avril-juillet 1859) ralentissait les envois de renforts ; par ailleurs, l’occupation française de Canton depuis 1857, le maintien provisoire de la garnison de Tourane et l’envoi de troupes en Chine en 1859, en prévision de nouvelles interventions militaires – reprise de la seconde guerre de l’Opium3 – ne permettaient guère de renforcer la garnison de Saïgon. La priorité allait aux opérations de Chine, non à celles de Cochinchine.


Le remplacement à la tête de l’escadre de Rigault de Genouilly par le contre-amiral Page, en novembre 1859, modifia à peine le cours des événements. La situation militaire de la garnison demeurait très préoccupante. Saïgon avait à faire face de la part des Annamites – au nombre d’environ 10 000 – à un harcèlement que les troupes franco-espagnoles avaient bien du mal à contrecarrer. De mars 1860 à février 1861, le blocus faillit les couper de leurs sources de ravitaillement. On n’était pas loin de devoir abandonner Saïgon comme on avait abandonné Tourane.


Le Saïgon qu’avaient découvert les Franco-Espagnols était une ville en triste état, du moins d’après Jules Silvestre, un militaire qui fera une longue et très brillante carrière en Indochine où il jouera un rôle politique important lorsqu’il sera devenu directeur des Affaires politiques au Tonkin, au début des années 1880 : « Saïgon ne se releva qu’imparfaitement du coup que lui avait porté l’insurrection de 1833-364 ; cependant, à l’apparition des Français, en 1859, une quarantaine de villages étaient groupés autour de la citadelle […] avec une population d’environ 50 000 âmes […]. Quant à l’aspect de la ville, on peut dire que rien n’y rappelait la cité régulière qu’avaient tracée les ingénieurs français5 ; du jour où Saïgon, descendue d’abord de son rang de capitale royale, avait encore perdu sa vice-royauté, les édifices construits par Gia Long avaient été détruits ou abandonnés, les rues, envahies par la végétation et les empiètements des particuliers, n’étaient plus que des sentiers tortueux et semés de fondrières ; des maisons, groupées ici sans ordre, éparses là-bas ; telle se présentait Gia Dinh à l’occupation française, dominée par sa forteresse – un grand carré bastionné, aux remparts revêtus en maçonnerie6. »


Cela n’empêcha pas l’amiral Page, au début de son commandement, tant que les communications avec l’extérieur furent préservées, d’ouvrir Saïgon au commerce international en décidant la liberté de l’exportation du riz et l’abaissement de 50 % des droits de douane. Il fut même question de premiers projets d’aménagement pour la ville. On commença à y installer des bureaux administratifs, un hôpital provisoire, des logements d’officiers ; quelques Français arrivèrent à la suite des troupes et ouvrirent des magasins de fortune. De plus, pour la première fois, les chrétiens se manifestèrent. Certains avaient collaboré à la conquête de la ville et plus de 3 000 vinrent s’y réfugier, en provenance de Tourane et de certaines régions de Basse-Cochinchine : ils furent à l’origine du repeuplement de Saïgon. Malheureusement, la reprise des hostilités et le blocus auquel la ville fut soumise à partir de mars 1860 ne permirent pas de poursuivre en ce sens.


Mais il était évident que, par cette action à Saïgon, on s’éloignait des objectifs initiaux assignés à l’escadre, qui étaient la défense des missionnaires. Dans une proclamation, l’amiral n’avait-il pas déclaré : « Je mets la ville de Saïgon et son territoire sous l’autorité française […]. Les lois et les coutumes du pays seront respectées, mais les tribunaux et la police fonctionneront sous l’autorité française » ? On était passé de la démonstration de force en vue de garanties religieuses à une colonisation du sud de l’empire d’Annam.


Cette implantation de la France à Saïgon avait toutes les chances d’être considérée par la Chine comme une agression directe, l’empire d’Annam étant (avec la Corée) son tributaire le plus proche. Toutefois, la Cochinchine n’était pas le cœur de l’Annam, et surtout la situation de la Chine ne lui permettait absolument pas d’intervenir. La rébellion des Taiping menaçait toujours le pouvoir dans plusieurs provinces, surtout dans le Sud, et d’autres mouvements insurrectionnels sévissaient ailleurs, en particulier une grave rébellion musulmane au Yunnan, autre province contiguë de l’empire d’Annam. Pour Pékin, là étaient les urgences ; dans ce contexte, les événements de Saïgon pouvaient sembler assez lointains.


Mais surtout, la tension militaire était extrême entre la Chine et les Anglo-Français à propos de la ratification du traité de Tientsin de juin 1858 par lequel ces derniers avaient arraché au gouvernement impérial de nouveaux droits et avantages. Or, il était de plus en plus visible que la Chine serait réticente à ratifier ce traité. Effectivement, en juin 1859, les plénipotentiaires anglais et français, venus pour cette ratification, ne purent pénétrer dans Pékin. Londres et Paris décidèrent alors une nouvelle expédition militaire contre la Chine. Leurs troupes débarquèrent dans le nord du pays en août 1860. Ce fut pour l’Empire une période dramatique : entrée des troupes anglo-françaises dans Pékin, fuite de l’empereur en Mandchourie, incendie du palais d’Été. La Chine dut s’incliner : le 25 octobre, un traité de Pékin complétait et ratifiait les traités de Tientsin de 1858. Comment, dans de telles circonstances, aurait-elle pu réagir à l’installation de la France à Saïgon ?


La Marine conquérante

Deux événements, du point de vue de la Marine, sauvèrent la situation de la petite garnison française de Saïgon, toujours en grande difficulté durant toute cette campagne de Chine : d’une part, la nomination de Chasseloup-Laubat au ministère des Colonies et de la Marine en novembre 1860, d’autre part, et surtout, la fin des opérations militaires en Chine qui rendit à nouveau disponible l’escadre d’Extrême-Orient, passée sous les ordres de l’amiral Charner depuis février 1860. Ce dernier fut ensuite nommé commandant en chef et plénipotentiaire en Cochinchine de février à novembre 1861 : « Le chef de l’expédition, le vice-amiral Charner, avait des pouvoirs complets pour faire la guerre et la paix avec l’empire d’Annam. Depuis la mer Jaune, la Manche Tartare et la mer du Japon, jusqu’aux détroits de Malacca et de la Sonde, jusqu’à la mer des Indes, sur une étendue de dix-huit cents lieues, tout ce qui battait pavillon français était placé sous son autorité. L’état de guerre, l’éloignement de la métropole, le double caractère de chef de l’expédition et d’ambassadeur, le nombre de bâtiments rangés sous ses ordres, donnaient à son commandement un éclat tout particulier. C’est la délégation la plus étendue qui ait été remise, depuis le premier Empire, à un chef de forces navales7. » Chasseloup-Laubat et l’amiral Charner – tous deux favorables à un établissement permanent en Basse-Cochinchine – reprirent les idées de Rigault de Genouilly quant à l’intérêt du site de Saïgon pour une implantation permanente (préféré à Tourane), d’autant que, dans le même temps, la guerre étant terminée en Chine, l’Angleterre semblait également s’intéresser à Saïgon. Il y avait donc urgence à s’y établir définitivement.


Les opérations reprirent en février 1861 sous la conduite de Charner. Du côté annamite, la cour de Hué avait confié le commandement de plusieurs milliers d’hommes – on cite des chiffres compris entre 10 000 et 20 000 hommes – au général Nguyen Tri Phuong qui avait tenu tête à Rigault de Genouilly deux ans plus tôt. Il avait déjà acquis plusieurs titres de gloire, notamment la pacification de Gia Dinh, la province de Saïgon, en 1835, ainsi que la victoire sur le Siam et le contrôle des provinces orientales du Cambodge en 1845. Les troupes de Charner et de Nguyen Tri Phuong s’affrontèrent, les 24 et 25 février 1861, autour de la forteresse de Ky Hoa, pièce maîtresse du blocus auquel la ville de Saïgon était soumise. Les deux hommes y furent d’ailleurs blessés. La position fut prise par les Franco-Espagnols ; cette victoire mettait fin au blocus et ouvrait la voie à l’occupation de toute la région. Remontant le Mékong, l’amiral Page occupa la ville de My Tho, le 12 avril, sans coup férir.


L’amiral Bonard succéda à l’amiral Charner en novembre 1861 et poursuivit la conquête, prenant Bien Hoa en décembre. Toutefois, cette progression des troupes franco-espagnoles dans le delta du Mékong avait été extrêmement difficile. À de nombreuses reprises, les Annamites, par leurs actions de guérilla, avaient sérieusement inquiété le corps expéditionnaire (par exemple lors du siège de Co Gong en juin 1861) ou même réussi quelques opérations limitées, telles que la destruction de la lorcha8 Espérance et de son équipage en décembre 1861, ou encore celle d’une canonnière en mars 1862.


Par ailleurs, les persécutions contre les chrétiens continuaient : le 1er novembre 1861, deux évêques espagnols, Mgr Hermosilla et Mgr Berrio Ochoa, furent exécutés, puis deux semaines plus tard, le 14 novembre, ce fut un prélat français, Mgr Cuenot. Et au cours de cette même année 1861, six prêtres furent également martyrisés : quatre Annamites, un Espagnol et un Français, Théophane Vénard, ainsi qu’un laïc et un catéchiste. Il s’agissait là des victimes qui figureront parmi les 117 martyrs du Vietnam canonisés en 1988 par le pape Jean-Paul II. Dans les provinces, la persécution atteignit une ampleur bien plus considérable. Par peur, beaucoup abjurèrent, mais beaucoup, aussi, firent preuve d’un courage exceptionnel. Ainsi, par exemple, Paul Duong, un père de famille, fut décapité pour s’être fait inciser sur le front les mots « Vraie religion » à la place des mots « Fausse religion » dont on marquait les chrétiens. Il faut évidemment tenir compte de cette nouvelle vague de persécutions pour restituer le contexte dans lequel se déroulèrent les opérations militaires. Qui plus est, c’était l’époque (1860-1861) où la France était engagée dans une expédition militaire en Syrie pour y protéger les chrétiens du Liban, à la suite des massacres perpétrés par les Druzes à Damas au début de 1860. Ces deux séries d’événements, géographiquement fort éloignés, se rejoignaient dans la presse pour créer un climat éminemment favorable à un durcissement de la position française.


L’annexion de la Cochinchine orientale

Les Franco-Espagnols avaient proposé à la cour de Hué, dès avant la prise de My Tho en avril 1861, l’ouverture de négociations, mais sur des bases nettement plus dures que lors de l’opération de Tourane. Il s’agissait, cette fois, non seulement de la protection des missionnaires, de la liberté du commerce et de l’installation de consulats, mais aussi de la cession de la province de Saïgon, puis de celle de My Tho après la prise de cette ville. Ces exigences accrues avaient fait obstacle à tout pourparler.


Si les négociations reprirent en avril 1862, après la prise de Vinh Long, et largement en raison de cette dernière, ce fut aussi à cause de la rébellion que la cour de Hué devait affronter au Tonkin. En effet, soixante ans après l’arrivée au pouvoir des Nguyen en 1802, la dynastie n’y était toujours pas admise par tous. Dans le Nord, un rebelle prétendant descendre de la dynastie des Lê, et profitant de l’offensive française, prit les armes en 1861 contre les troupes gouvernementales tout en se proclamant empereur du Tonkin. Or, ce chef rebelle, Pierre Lê Duy Phung, dont il avait déjà été question dans les années 1850, était chrétien ; de plus, il était aidé par un sous-officier français, Charles Duval, qui lui procurait armes et conseils militaires. On retrouvera d’ailleurs ce dernier lors des négociations du traité franco-annamite relatif à la Cochinchine. Ce n’était pas la première rébellion au nom des Lê, mais celle-ci parut d’autant plus grave à l’empereur Tu Duc qu’elle intervenait au moment même de l’offensive française. Lê Duy Phung chercha bien à prendre contact avec l’amiral Rigault de Genouilly puis avec l’amiral Charner, mais l’un comme l’autre repoussèrent ses avances qui auraient mis les chrétiens dans des périls encore plus grands. Néanmoins, cette rébellion incita elle aussi la cour de Hué à négocier. Comme celle des Taiping en Chine, elle illustrait le danger que pouvaient constituer les chrétiens pour la stabilité de l’empire.


Des pourparlers préliminaires s’ouvrirent à Hué en mai 1862. Puis les plénipotentiaires annamites tentèrent de rejoindre Tourane sur une vieille corvette, l’Aigle des Mers, laquelle, incapable de prendre la mer, dut être remorquée jusqu’à Saïgon par la corvette française Forbin. Les négociations, très rapides, se conclurent le 5 juin par un traité signé à bord du Duperré par l’envoyé annamite, Phan Thanh Gian, et l’amiral Bonard, ainsi qu’un délégué espagnol. Durant toute cette période, les persécutions contre les chrétiens s’étaient poursuivies : sur les 117 martyrs canonisés en 1988 par le pape Jean-Paul II, 13 avaient été exécutés dans le seul mois de juin 1862, les derniers les 16 et 17 – dates auxquelles la cour de Hué fut probablement avertie des termes du traité signé.


Le traité de Saïgon, outre la liberté de pratique du christianisme et de prédication pour les missionnaires – objet initial de toute cette guerre –, prévoyait, pour les Français, la libre circulation sur le Mékong, l’ouverture au commerce des trois ports de Tourane, Quang Yen et Ba Lac, à l’entrée du fleuve Rouge, et surtout la cession des trois provinces de Gia Dinh (Saïgon), Bien Hoa et Dinh Tuong (My Tho), ainsi que de l’île de Poulo Condor. En outre, l’Annam devrait payer à la France et à l’Espagne une indemnité de 4 millions de dollars en dix ans. On était bien loin des instructions données à l’amiral Rigault de Genouilly en novembre 1857, lorsqu’il avait entrepris la première opération contre Tourane. L’échange des instruments de ratification du traité aura lieu à Hué, le 14 avril 1863.


En somme, la France obtenait de l’empire d’Annam des avantages comparables à ceux que les Anglo-Français avaient obtenus de l’empire de Chine par les traités de Tientsin et Pékin – libre circulation, avantages commerciaux, protection des missions –, mais aussi une cession territoriale importante. La Chine, une fois encore, avait été impuissante. Comment aurait-elle pu secourir son vassal alors que, depuis novembre 1861, elle en était réduite à quémander l’aide militaire de l’Angleterre et de la France contre la rébellion des Taiping ? Effectivement, forces anglaises et françaises aidèrent le gouvernement impérial à rétablir son autorité à Shanghai et Canton contre eux. Cette aide aboutit finalement à la chute des Taiping en juillet 1864 : les débris de leur armée – « Pavillons-Noirs » et « Pavillons-Jaunes » – se réfugièrent au Tonkin. Ainsi s’ouvrait un nouveau chapitre difficile des relations franco-chinoises en Indochine, chapitre qui allait durer des décennies et constituer une partie importante du conflit larvé – et même ouvert, à certaines périodes – entre l’Indochine française et la Chine. Dans l’immédiat, placées sous l’autorité de la Marine, les trois provinces conquises devinrent très officiellement la colonie de Cochinchine française dès 1864, c’est-à-dire un territoire de pleine souveraineté française, avec toutes les conséquences juridiques, mais aussi politiques, qui en découlaient.


La Marine en Cochinchine

La Cochinchine du milieu du XIXe siècle, du point de vue de l’empire d’Annam, n’était rien d’autre qu’une terre de colonisation. « Le développement économique du Sud, écrivait l’historien Le Thanh Khoi, s’est effectué par la double méthode des colonies agricoles (dinh dien) et des colonies militaires (don dien). Les unes sont composées de pauvres, d’errants et de vagabonds dirigés par des fonctionnaires spéciaux ; les autres comprennent des soldats, des prisonniers de guerre ou des bannis. C’est à Nguyen Tri Phuong qu’on doit l’organisation du réseau de colonies militaires qui couvraient la Cochinchine au milieu du XIXe siècle et furent dispersées par la conquête française. Le gouvernement gracie les condamnés dont le travail a étendu la superficie cultivable ; les terres défrichées deviennent leur propriété ; après trois ans, elles sont inscrites aux rôles des villages et acquittent l’impôt9. » C’était ni plus ni moins la reprise du système de colonisation que l’Empire chinois des Han avait utilisé, deux mille ans plus tôt, pour coloniser le Turkestan. En d’autres termes, la France démembrait l’empire d’Annam et l’amputait d’un delta du Mékong qu’il avait lui-même conquis sur le Cambodge et à peine terminé de coloniser, aux sens agraire et politique du terme. C’était tout l’aboutissement de sa « marche vers le Sud » séculaire qui lui était ainsi confisqué. L’impérialisme français se substituait à l’impérialisme annamite. Cette Cochinchine, séparée de l’empire d’Annam, sera centrale dans le développement de la question d’Indochine au XXe siècle10.



À partir de 1863-1864, la Cochinchine était donc devenue l’affaire quasi exclusive de la Marine. D’ailleurs, les marins furent prompts à organiser « leur » nouvelle colonie. Qu’on en juge : le traité d’annexion avait été signé en 1862 et ratifié en 1863, or, cette même année 1863, Lucien de Grammont, capitaine au 44e de ligne, présent en Cochinchine durant ces débuts de la colonie, était déjà en mesure de publier, en France, un ouvrage intitulé Onze mois de sous-préfecture en Basse-Cochinchine11. Le livre, très favorable à la colonisation, était fort bien fait, très précis, une véritable somme de 500 pages sur cette Basse-Cochinchine qu’on venait à peine de découvrir et dont il avait terminé la rédaction à Bourbon-Vendée (La Roche-sur-Yon) le 30 septembre 1863. C’est dire à quel point l’organisation et les progrès qu’exposait cet ouvrage avaient été rapides.


On commença parallèlement à réorganiser les « préfectures » (phu) et les « sous-préfectures » (huyen) de l’ancienne administration mandarinale. On suivit, sur ce plan, deux politiques assez différentes. Dans un premier temps, avec l’amiral Charner, on plaça aux divers échelons des administrateurs français venus de la Marine ou de l’armée de terre. C’est ainsi que de Grammont fut directeur des Affaires indigènes dans deux « sous-préfectures ». Dans un second temps, sous l’amiral Bonard, on s’orienta vers une tout autre politique. L’idée centrale était de revenir à une administration indirecte et de rétablir, à la tête des « préfectures » et « sous-préfectures », des mandarins annamites acquis à la coopération avec la France. Toute cette réorganisation du pays se fit en étroite coopération avec les missions catholiques. Les missionnaires n’étaient pas unanimes quant à cette politique, certains estimant qu’elle pouvait s’avérer très dangereuse pour la sécurité des chrétiens indigènes, mais, de façon générale, tous collaborèrent. Et pendant que l’on organisait la colonie, on commençait à songer à son développement et son exploitation économiques. Les amiraux Charner et Bonard firent envoyer en France de nombreux échantillons des produits cochinchinois : dès 1863, ils furent exposés au palais de l’Industrie, à Paris. Lucien de Grammont, dans son livre, énumérait de son côté une longue liste des productions agricoles les plus intéressantes de la colonie : riz et tout ce qui s’y rapportait, coton, soie, tabac, arachides, canne à sucre, etc. Parallèlement, il donnait des informations sur les cours de ces marchandises sur les marchés d’Asie, comparant leurs prix à ceux auxquels on achetait, en France, ces mêmes articles. Déjà le marché du bois s’organisait, son débouché principal n’étant encore que l’administration coloniale.


Par ailleurs, dès le début de la conquête des trois provinces, la question du Cambodge commença à se poser. Une partie de l’approvisionnement du corps expéditionnaire en nourriture en provenait. Sur place, à Phnom Penh, l’évêque, Mgr Miche, était en relations permanentes avec les autorités militaires de Saïgon et souhaitait ouvertement une intervention militaire dans le royaume. En 1862, l’amiral Bonard s’était rendu au Cambodge et avait poussé jusqu’à Angkor, alors dans une province (Siem Reap) tenue par les Siamois. Il en était revenu assez pessimiste quant à la situation politique du royaume, pris en étau entre Annamites et Siamois. Déjà les deux questions de la Cochinchine occidentale (celle qui n’avait pas été annexée par la France) et du Cambodge paraissaient être étroitement liées.


Avec la conquête de Saïgon, l’objectif de la Marine – qui souhaitait un « Hong Kong français » – était donc atteint. D’ailleurs, l’utilité de ce point de relâche fut démontrée dès ces années 1863-1864. En effet, il s’avéra bientôt que l’application des traités de commerce signés par les États-Unis avec le Japon entre 1854 et 1858, puis entre la France et le Japon peu après, était en réalité difficile ; des incidents graves se produisirent entre les bâtiments de commerce américains et européens et les autorités nipponnes durant toutes les années qui suivirent. À la suite de ceux-ci, en juillet 1863, puis en septembre 1864, l’escadre française participa, avec d’autres alliés, au bombardement de Shimonoseki, de façon à obtenir le libre passage dans les détroits nippons : le point d’appui cochinchinois se montrait bien utile.


Avec l’annexion des trois provinces cochinchinoises, on pouvait estimer qu’il ne s’agissait que d’un arrière-pays indispensable à l’existence de Saïgon. Mais n’était-ce pas également l’amorce d’une politique nouvelle, celle d’une véritable colonisation de la péninsule indochinoise ? Jusqu’ici, l’implantation de la France à Saïgon avait été, avant tout, une affaire de marins, la recherche d’une base navale en Extrême-Orient. La flotte française, deuxième flotte d’Europe, ne pouvait s’en dispenser. Les « forces profondes » qui avaient poussé la Marine étaient d’ordre principalement stratégique. Mais en s’intéressant aux ressources du pays, en regardant déjà vers le Cambodge, la Marine et avec elle la France s’engageaient insensiblement dans une autre voie, Marine et Missions en tête : celle de la création d’un empire colonial en Asie du Sud-Est, sur les débris de la zone d’influence traditionnelle de la Chine.


1. Parmi les mémoires de l’époque sur l’expédition de Saïgon, voir Pallu de La Barrière (Léopold), L’Expédition de Cochinchine, Paris, Berger-Levrault, 1888 ; Bouchot (J.), « La naissance et les premières années de Saïgon », Bulletin de la Société d’études indochinoises, no 2, 1927 ; Benoit d’Azy (Armand), « L’expédition française en Cochinchine », Bulletin de la Société d’études indochinoises, 1928 ; Vial (Paulin), Les Premières Années de la Cochinchine française, Paris, Challamel, 1874 ; Cultru (Prosper), Histoire de la Cochinchine française des origines à 1888, Paris, Challamel, 1910.


2. G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 441.


3. Cordier (Henri), L’Expédition de Chine de 1860…, op. cit.


4. Il s’agit de la rébellion de Khoi, un officier tonkinois qui souleva les troupes contre le comportement inique de l’empereur Minh Mang qui avait voulu se venger du vice-roi décédé, Le Van Duyet, vénéré dans toute la Cochinchine.


5. Il s’agit des ingénieurs militaires recrutés par Mgr Pigneau de Behaine après le traité de 1787, notamment Victor d’Olivier de Puimanel (le « colonel Olivier ») qui avait tracé les plans de la ville et de la première citadelle de Saïgon, à la Vauban, détruite en 1859 avant l’arrivée des Français, qui se trouvèrent face à une nouvelle citadelle reconstruite postérieurement, sous Minh Mang.


6. Silvestre (Jules), L’Empire d’Annam et le peuple annamite, Paris, Alcan, 1889, p. 308.


7. Pallu de La Barrière (Léopold), op. cit.


8. Petits bateaux armés et à faible tirant d’eau achetés aux Portugais de Macao pour remonter les fleuves peu profonds.


9. Le Thanh Khoi, op. cit., p. 359.


10. Après bien des péripéties, en particulier la reconnaissance de l’unité du Vietnam par la France en 1949, puis la division du pays en deux zones rivales lors de la conférence de Genève en 1954, elle ne sera « réglée » qu’en 1975, au profit des communistes, par la victoire du Nord-Vietnam sur le Sud.


11. Paris, Challamel, 1863, 502 p.

 1-1 Tourane,前往中國途中的中途站 (1858-1859)

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Tourane, une escale vers la Chine ?

 (1858-1859)

Pourquoi créer un point de relâche en Indochine ? Qui le souhaitait réellement ? Et quel type d’établissement ? À ces questions, plusieurs sortes de réponses ont été données. Elles tournent généralement autour de trois thèmes principaux : les ambitions économiques – créer de nouveaux marchés et trouver de nouvelles sources d’approvisionnement –, les ambitions stratégiques et politiques – être présent en Extrême-Orient et ne pas laisser à l’Angleterre le monopole des affaires asiatiques –, les ambitions religieuses – défendre les chrétientés existantes et favoriser leur expansion.

峴港,前往中國的中途停留點?

 (1858-1859年)

為什麼要在印度支那設立休息站?誰真正想要它?什麼類型的機構?對於這些問題,人們給了幾種不同的答案。它們通常圍繞著三個主要主題:
經濟野心——創造新市場和尋找新的供應來源;
戰略和政治野心——在遠東地區存在並且不讓英國壟斷亞洲事務;
宗教野心——捍衛現有的基督教社區並鼓勵其擴張。


Les ambitions économiques ont été particulièrement mises en avant dans l’historiographie marxiste de la seconde moitié du XXe siècle, et même encore au début du XXIe. En 1955, un historien d’origine vietnamienne, Le Thanh Khoi, écrivait pour expliquer le début de la colonisation de l’Annam : « L’avènement du Second Empire en 1852 marque une reprise de l’expansion française. Ce “règne des affaires” assiste à l’essor du capitalisme et à l’accroissement rapide de la production industrielle qui exige de nouveaux débouchés1. » La même année, l’historien Jean Chesneaux écrivait à peu près la même chose : « À cette époque, le problème de l’ouverture des marchés d’Extrême-Orient se pose en effet de plus en plus nettement. La misère reste grande en France, et le pouvoir d’achat de la population n’a pas augmenté sous Louis-Philippe et Napoléon III dans les mêmes proportions que la production industrielle2. » Que la France ait eu l’intention de commercer avec l’Extrême-Orient en général, l’Indochine en particulier, est une évidence. Mais cela induisait-il pour autant une volonté de colonisation ?

經濟野心在 20 世紀下半葉,甚至是 21 世紀初的馬克思主義史學中被特別突出。
1955 年,越南裔歷史學家 Le Thanh Khoi 撰文解釋安南殖民化的開始:
「1852 年第二帝國的來臨,標誌著法國重新開始擴張。
 這個「商業統治」見證了資本主義的興起和工業生產的快速增長,這需要新的出路1。
同年,歷史學家Jean Chesneaux也寫了大致相同的文章:
「在這個時候,開拓遠東市場的問題變得越來越明顯。 法國仍然非常貧窮,在路易-菲利普和拿破崙三世統治下,人民的購買力並沒有像工業生產一樣增長2。
法國有意與遠東,特別是印度支那進行貿易是顯而易見的。
但這是否意味著殖民的意願呢?

Compagnie des Indes et Missions étrangères de Paris

Les relations les plus anciennes entre la France et l’Indochine, depuis le XVIIe siècle, avaient traditionnellement été menées par deux importantes institutions : la Compagnie des Indes pour le commercial et les Missions étrangères de Paris pour le religieux – l’une et l’autre servant d’intermédiaires réguliers pour les relations proprement politiques, d’État à État. Les rapports entre la Compagnie et les Missions étrangères étaient d’ailleurs très étroits, les deux institutions s’épaulant3. La Compagnie des Indes – créée par Colbert en 1664 pour commercer avec l’Asie et concurrencer les compagnies existantes, notamment anglaise et hollandaise – disparut dans la tourmente de la Révolution.

印度公司與巴黎外方傳教會 

法國與印度支那歷史最悠久的關係可追溯至 17 世紀,傳統上由兩大機構負責:

商業方面的印度公司 (Compagnie des Indes),以及

宗教方面的巴黎外方傳教會 (Missions étrangères de Paris),

兩者都是國家之間純政治關係的固定中介。 

印度公司和巴黎外方傳教會之間的關係非常密切,兩個機構互相支持3。

 印度公司於 1664 年由科爾貝(Colbert)創立,目的是與亞洲進行貿易,並與現有的公司競爭,尤其是英國和荷蘭的公司,但在大革命的動盪中消失了。

En revanche, la Société des Missions étrangères, fondée en 1658-1663, sise rue du Bac à Paris – où elle se trouve toujours –, traversa l’orage de la Révolution et connut, au XIXe siècle, une expansion considérable. Ses missionnaires furent à l’origine d’importantes communautés catholiques non seulement dans l’empire d’Annam, mais également en Inde, en Chine, au Japon, en Corée. Encouragées par le Vatican et, en France, par le Second Empire, elles réussirent, en Annam, à faire émerger une bourgeoisie locale catholique et francophile qui joua un rôle de premier plan dans la colonisation de l’Indochine. Les Missions étrangères étaient même devenues une puissance économique en Asie, dont le rôle social et politique fut parfois important : enseignement, santé, création de villages, mise en valeur de plantations, constitution d’un patrimoine immobilier considérable, mais aussi rapports étroits avec certaines autorités coloniales. Ce fut particulièrement le cas en Indochine française à la fin du XIXe siècle et durant toute la période coloniale4.

另一方面,創立於 1658-1663 年,總部設在巴黎 rue du Bac 街的外方傳教會 (Society of Foreign Missions),至今仍屹立不倒,它經歷了大革命的風暴,並在 19 世紀經歷了相當大的擴張。 

其傳教士不僅在安南帝國,也在印度、中國、日本和韓國建立了龐大的天主教社區。 

在梵蒂岡和法國第二帝國的鼓勵下,他們成功地在安南發展了一個當地的天主教和法國資產階級,在印度支那的殖民化過程中發揮了領導作用。 

外方傳道會甚至成為亞洲的經濟勢力,不時扮演重要的社會和政治角色:教育、醫療保健、建立村莊、發展種植園、建立可觀的房地產投資組合,以及與某些殖民當局保持密切關係。 

在十九世紀末和整個殖民地時期,法屬印度支那的情況尤其如此4。

L’histoire des relations entre la France et les pays qui allaient constituer l’Indochine française montre clairement que, jusqu’au début du XIXe siècle, le commerce avec l’empire d’Annam ne fut jamais très important pour la France, contrairement à celui avec la Hollande par exemple. À aucun moment, la Compagnie des Indes ne réussit à créer un courant commercial significatif avec l’Indochine, et jamais, a fortiori, elle ne décida d’y fonder un établissement permanent de quelque importance. Ainsi, en 1721, la Compagnie avait fait reconnaître l’île de Poulo Condor, au large des côtes du Cambodge. Le rapport qu’elle avait reçu deux ans plus tard n’était guère encourageant : « La construction d’un fort dans cette île demanderait de grandes dépenses et souffrirait de grandes difficultés […]. Il est aisé de voir qu’il est fort difficile aux Européens de s’établir et se fortifier solidement ici. Il faudrait beaucoup de temps, d’argent et de monde5. » On comprend que la Compagnie n’ait jamais donné suite à ce projet. Autre exemple : en 1748, Dumont, un agent de Dupleix, avait proposé la création d’un comptoir au Tonkin : « La Compagnie [devrait] se déterminer à faire un petit établissement, un comptoir composé de cinq ou six personnes […]. Le meilleur endroit serait l’île de Cham […] à la vue de Faïfo et à une portée de canon de la terre ferme6. » Comme le précédent, ce programme ne connut finalement pas le moindre début de réalisation. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ces projets s’étaient multipliés. Il suffit de feuilleter le recueil de textes de Georges Taboulet, La Geste française en Indochine, pour s’en convaincre : proposition d’un établissement à Poulo Condor en 1755, projet d’un établissement en Cochinchine proposé à Choiseul en 1768, projet identique sous Vergennes en 1775-1776, etc.7. Mais rien de tout cela n’avait abouti. Accroître le commerce, certainement ; créer un comptoir, il n’en était pas question.

法國與法屬印度支那各國的關係史清楚顯示,直到 19 世紀初,與安南帝國的貿易對法國來說從來都不是很重要,這與與荷蘭的貿易不同。 

印度公司從未成功地與印度支那建立重要的貿易往來關係,更不用說它從未決定在印度支那建立任何重要的永久機構。

 1721 年,公司確認了柬埔寨海岸附近的 Poulo Condor 崑崙島。 

兩年後,公司收到的報告難以令人鼓舞:"在這個島上建造堡壘需要巨大的費用,而且困難重重[......]。

 不難發現,歐洲人很難在此安身立命,鞏固自己的堡壘。 

這需要大量的時間、金錢和人力5。可以理解的是,公司從來沒有跟進過這個計劃。 

另一個例子:1748 年,Dupleix 的代理人 Dumont 建議在東南亞建立一個貿易站:

"公司[應]決定建立一個小型機構,一個由五六個人組成的貿易站[......]。 

最好的地點是占島 [......],在 Faïfo 的視線範圍內,在大陸的大炮射程之內6"。 就像它的前身一樣,這個計劃從未實現。 在 18 世紀下半葉,這些計劃成倍增加。 

只要翻閱一下 Georges Taboulet 的文集《La Geste française en Indochine》,就能讓人信服:1755 年在 Poulo Condor 定居的建議、1768 年向 Choiseul 提出的在交趾支那定居的計劃、1775-1776 年 Vergennes 提出的相同計劃,等等7。 但這些都沒有實現。 

增加貿易當然可以,但建立一個貿易站是不可能的。

En revanche, les Missions étrangères de Paris s’étaient très tôt montrées favorables à la création d’un établissement français fixe dans l’empire d’Annam. Mgr Pallu, l’un des fondateurs de ces Missions, écrivait à Colbert dès 1672 : « Je vous supplie, Monsieur, pour l’intérêt de la foi, d’où dépend celui de la Compagnie [des Indes], et pour l’honneur et la gloire du Roi Très Chrétien, de porter MM. les Directeurs Généraux [de la Compagnie] à disposer incessamment de tout ce qui est nécessaire pour l’établissement d’un comptoir en ce royaume8. » Un siècle plus tard, il en était toujours de même. Mgr Piguel, vicaire apostolique de la Cochinchine et du Cambodge, écrivait en 1767 : « Ne pourrait-on […] engager la Compagnie française à venir établir son commerce au Cambodge ? Le Roi promet tout si elle veut y venir : un lieu pour bâtir ville, forteresse, comptoir, factorerie, sans parler de l’île de Poulo Condor, qui a une baie et où l’on pourrait faire un port sûr, qui ne serait qu’à une petite journée de l’embouchure de la grande rivière du Cambodge [le Mékong]. Ces établissements procureraient le commerce du Laos, que la Compagnie désire et que les Laotiens désirent encore davantage, celui de la Cochinchine, sans être obligé d’y aller chercher des marchandises des mers de Chine et du Siam, et les richesses qui sont très grandes dans le Cambodge9. » On comprend bien quel était l’intérêt des missionnaires : disposer de moyens de communication entre leurs missions et la métropole et éventuellement trouver protection auprès de tels établissements en cas de persécutions religieuses.

另一方面,巴黎的外國傳道會很早就表示贊成在安南帝國建立永久性的法國機構。 

這些傳教團的創辦人之一 Mgr Pallu 早在 1672 年就寫信給科爾貝:

「先生,我懇求您為了[印度]公司利益所依賴的信仰,為了最虔誠基督徒國王的榮譽和光榮,帶領[公司]總幹事先生立即處理在這個王國建立貿易站所需的一切8」。 

一個世紀後,情況依然如此。 1767 年,交趾支那和柬埔寨的教廷代牧 Piguel 主教寫道:

「我們不能[......]鼓勵法國公司來柬埔寨建立貿易嗎?

 如果公司想去那裏,國王會答應一切:

一個可以建城鎮、堡壘、貿易站和工廠的地方,更不用說Poulo Condor島,那裏有一個海灣,可以在那裏建一個安全的港口,離柬埔寨的大河[湄公河]河口只有短短一天的路程。 

這些設施將提供老撾的貿易,這是公司所希望的,也是老撾人更希望的,那就是交趾支那的貿易,而無需去那裏從中國和暹羅的海域取貨,以及柬埔寨的巨大財富9"。 我們不難理解傳教士的利益所在:在傳教區與大都會之間建立通訊渠道,並在發生宗教迫害時在這些機構中尋求保護。

La France en Indochine dès le XVIIIe siècle

Cette longue insistance des Missions étrangères avait fini par permettre quelques résultats à la veille de la Révolution. En effet, Mgr Pigneau (dit de Béhaine), vicaire apostolique de Cochinchine et du Cambodge, qui, dans la guerre civile qui ravageait alors l’empire d’Annam depuis des décennies, avait soutenu la lutte des sudistes – c’est-à-dire du seigneur Nguyen Anh – avait conçu le projet d’un traité d’alliance entre la France et la seigneurie des Nguyen. Son idée était claire : « La balance politique dans l’Inde [c’est-à-dire l’Asie] paraît tellement incliner du côté de la nation anglaise […] qu’on doit regarder comme une chose très difficile de pouvoir la ramener à l’égalité. Peut-être qu’un établissement à la Cochinchine serait, des moyens qu’on pourrait y employer, le plus sûr et le plus efficace10. » Il avait réussi, en 1787, à présenter son projet de traité à la cour de Versailles. Louis XVI l’avait accueilli avec sympathie mais prudence ; un traité fut néanmoins signé entre l’évêque, représentant la seigneurie des Nguyen, et le comte de Montmorin, ministre des Affaires étrangères. Ce texte prévoyait une aide militaire à Nguyen Anh, qui en retour cédait à la France le port de Tourane11 et l’île de Poulo Condor – deux vieux projets – et lui garantissait le monopole du commerce dans l’Annam.

十八世紀起法國在印度支那 外國傳教團的長期堅持終於在法國大革命前夕取得了一些成果。 事實上,在安南帝國數十年的內戰中,支持南方人(換句話說,支持Nguyen Anh嘉隆帝阮福映)鬥爭的 Cochinchina and Cambodia Vicar Apostolic Pigneau (Mgr Pigneau,又稱 de Béhaine),起草了一份法國與阮朝簽訂聯盟條約的計劃。 

他的想法很明確:"印度(即亞洲)的政治天平似乎非常傾向於英國民族[......],要使其恢復平等非常困難。 也 許 在交趾支那建 立 一 個 機 構 是 最 穩 妥 和 最 有 效 的 方 法10。

 1787年,他成功地向凡爾賽宮廷提交了條約草案。 路易十六對此持同情但謹慎的態度;然而,代表阮朝的主教與外交大臣蒙莫蘭伯爵(Count de Montmorin)簽署了一份條約。 條約規定向嘉隆帝提供軍事援助,而嘉隆帝則割讓 Tourane 峴港港口11 和 Poulo Condor 島(兩個舊計劃)給法國,並保證法國壟斷安南的貿易。

Toutefois, la signature du traité avait été accompagnée d’une clause secrète qu’ignorait Mgr Pigneau : elle laissait au commandant de Pondichéry, le comte de Conway, l’initiative d’envoyer ou non une force militaire française. Or, ce dernier avait refusé, et finalement le traité n’avait guère connu d’exécution, sinon la fourniture d’armes et de conseillers militaires à Nguyen Anh. L’aide à ce dernier était devenue l’affaire personnelle du prélat. Toutefois, la victoire de Nguyen Anh dans la guerre civile annamite, suivie de son accession au trône et de la fondation de la nouvelle dynastie des Nguyen en 1802 – Mgr Pigneau était décédé en 1799 – avaient placé la France dans une situation tout à fait favorable par rapport à l’empire d’Annam réunifié. Jamais, néanmoins, Tourane et l’île de Poulo Condor ne furent occupées par la France. Pourtant, de cette aventure, une double idée survécut : l’utilité d’un établissement fixe – mais nullement d’une colonisation – pour contrecarrer la puissance anglaise en Extrême-Orient, et l’intérêt du port de Tourane, proche de Hué, la capitale impériale de l’Annam, pour créer un tel établissement.

然 而 , 簽 署 條 約 時 附 帶 了 一 項 秘 密 條 款 , 皮 諾 主 教 並 不 知 悉 : 該 條 款 由 龐 迪 切 里 (Pondicherry) 的 指 揮 官 康 威 (Conway) 公 爵 決 定 是 否 派 遣 法 國 軍 隊 。 康威伯爵拒絕了,最後除了向嘉隆帝提供軍火和軍事顧問之外,條約幾乎沒有實施。 

幫 助 Nguyen Anh 嘉隆帝成 為 了 教 長 的 私 事 。 

然而,嘉隆帝在安南內戰中取得勝利,隨後登上王位,並於 1802 年建立了新的阮朝(皮諾主教於 1799 年去世),這使法國在統一後的安南帝國中處於非常有利的地位。 然而,法國從未佔領過 Tourane 和 Poulo Condor 島。 

然而,這次冒險留下了一個雙重想法:

建立一個永久的殖民地(但絕對不是殖民地),以對抗英國在遠東的勢力,以及靠近安南帝國首都順化(Hué)的峴港對建立這樣一個殖民地的興趣。

Ce ne furent donc ni les milieux d’affaires ni le grand commerce avec les Indes qui, sous l’Ancien Régime, poussèrent à un établissement fixe en Indochine, mais bien les Missions étrangères de Paris, essentiellement pour des raisons religieuses. Or, il en fut de même au début du XIXe siècle, de la Restauration au Second Empire. Par exemple, sous la Restauration, en 1817, le duc de Richelieu, chef du gouvernement, écrivait à Jean-Baptiste Chaigneau, un Breton grand mandarin de l’empereur Gia Long : « Rien n’empêchera que vous n’entriez en explication à ce sujet [favoriser le commerce avec l’empire d’Annam], si votre position vous met à même de le faire, mais alors il faudrait considérer quelles espèces de concessions sont réellement nécessaires pour l’établissement de notre commerce et borner les explications à ces points, en écartant toute vue qui aboutirait à des intentions politiques, attendu que le gouvernement de S.M. ne se propose rien autre chose que de faciliter au commerce la nouvelle voie qu’il paraît vouloir s’ouvrir12. » En termes clairs, du commerce, mais pas d’établissement permanent.


Le grand changement de politique fut provoqué par la guerre de l’Opium et l’installation des Anglais à Hong Kong à la suite du traité de Nankin signé en août 184213. Cet événement fondamental allait amener la France à Tourane et fut finalement à l’origine quasi directe de l’Indochine française. À partir de cette date, Paris chercha à ne pas se laisser distancer par l’Angleterre en Extrême-Orient. Subitement, les Anglais se trouvaient en possession d’une grande base navale et d’une place de commerce prometteuse face à Canton, le port commercial traditionnel de la Chine depuis des siècles : il fallait réagir.


Pas de colonisation, des points de relâche

Ce fut donc sous la monarchie de Juillet que la position du gouvernement français évolua soudain, ainsi que le montrent des instructions données en 1843 par Guizot à Lagrené, envoyé spécial en Chine : « Il ne convient pas à la France d’être absente dans une aussi grande partie du monde, lorsque les autres nations de l’Europe y possèdent des établissements. Le drapeau français doit flotter aussi dans les mers de Chine, sur un point où nos navires soient assurés de trouver un abri et des secours de toute espèce. Il faut donc, comme les Anglais l’ont fait à Hong Kong […], y fonder un établissement militaire pour notre marine, un entrepôt pour notre commerce […]. Les mêmes objections [voisinage des Anglais] s’appliquent aux îles de Poulo Condor et de Cham Culao sur les côtes de la Cochinchine […]. Il resterait à explorer sur la côte même de la Cochinchine, la péninsule de Tourane, dont la cession avait été faite à la France, en même temps que celle de Poulo Condor, par le traité de Versailles du 28 novembre 1787. Mais le traité n’ayant pas reçu d’exécution de la part de la France, nous ne saurions aujourd’hui en faire un titre auprès du souverain actuel de la Cochinchine [l’empire d’Annam] pour revendiquer la propriété de Tourane. MM. du Camper, de Bougainville et Laplace, qui l’ont successivement visitée, ont toujours fait l’éloge de sa rade, l’une des plus spacieuses et des plus sûres de la Cochinchine. Ces avantages ne seraient-ils pas toutefois plus que compensés par l’insalubrité du climat, ainsi que par les grands inconvénients qui résulteraient de la position continentale de Tourane et dont la moindre serait la difficulté de restreindre notre occupation ? Nous n’y serions pas plus convenablement placés au point de vue commercial. Il semble donc que nos explorations devraient se diriger de préférence sur la partie est du grand archipel, au sud des Philippines14. » Ressortait de ce texte qu’on songeait toujours à Tourane, mais que ce n’était pas une situation idéale, puisqu’on était à la recherche d’une position n’exigeant qu’une occupation restreinte. On était loin de la colonisation.


C’était la politique des « points de relâche » formulée à propos du Pacifique et bien résumée par Pierre Renouvin : « C’était, de la part de la France, une politique nouvelle. Guizot, pour donner une satisfaction partielle à la Marine, et pour éviter pourtant d’être entraîné vers des conquêtes territoriales, avait formulé sa doctrine des “points de relâche”. Il n’était, à son avis, ni utile, ni opportun “de risquer d’aller à des guerres prolongées soit avec des indigènes, soit avec d’autres puissances, ou d’engager de nouvelles entreprises coloniales à de grandes distances de son propre territoire” ; il suffisait donc d’acquérir des “stations navales”, qui seraient en même temps des bases commerciales15. » C’est cette politique que Guizot voulait appliquer à l’Annam : un « point de relâche », rien de plus. Toutefois, la Marine faisait pression pour y obtenir une base, voire plus, par exemple le capitaine de vaisseau Cécille, qui, en 1843, plus ou moins de sa propre chef, voulut entrer en pourparlers avec la cour de Hué et demander une cession de territoire, initiative qui n’aboutit à aucun résultat.


En Chine, la France se contenta, en octobre 1844, de conclure le traité de Whampoa par lequel elle obtint les mêmes avantages commerciaux que ceux arrachés par l’Angleterre à Pékin deux ans plus tôt par le traité de Nankin qui avait mis fin à la première guerre de l’Opium16. En revanche, Paris n’avait exigé aucune cession territoriale, mais seulement des garanties accrues en ce qui concernait l’œuvre missionnaire. « D’année en année, écrivait toutefois le comte d’Harcourt, secrétaire de l’ambassadeur de Lagrené, le négociateur du traité, la tendance à prendre part aux questions qui agitent l’Extrême-Orient s’est de plus en plus accusée. L’ouverture de la Chine et du Japon à la civilisation européenne restera certainement un des faits les plus saillants de notre époque17. » Si la France ne recherchait aucune cession territoriale particulière en Extrême-Orient, il n’en fallait pas moins considérer les perspectives qu’offrait le traité de Whampoa : cinq ports chinois ouverts au commerce, et non des moindres (dont Canton et Shanghai) ; un tarif douanier limité à 5-10 % ; des droits de résidence. C’étaient là autant d’avantages qui devaient être exploités, si possible indépendamment des Anglais, c’est-à-dire de Hong Kong. Force était donc de créer un « Hong Kong français », ou tout au moins un « point de relâche » sur la route de Chine. Pourquoi pas Tourane ? Telle était au moins l’opinion des marins.


La protection des convertis catholiques

L’indécision de la monarchie de Juillet allait faire place, avec le Second Empire, à une politique assez différente18, dans laquelle les Missions étrangères de Paris, et plus généralement les milieux catholiques, allaient jouer un rôle primordial19. La pression qu’ils exercèrent sur les autorités trouva d’autant plus d’écho que, depuis des années, les persécutions religieuses en Annam s’étaient aggravées. De nouveaux édits de proscription avaient été décidés par l’empereur Tu Duc en 1848 et 1851. À la suite de ce dernier, un missionnaire avait été exécuté dès 1851, puis un autre en 1852 ; un prêtre et un catéchiste annamites le furent en 1853 et 1854. Cela pouvait inquiéter les 600 000 chrétiens et les 40 missionnaires que comptait alors l’empire d’Annam.


Ces persécutions avaient de quoi affliger les Missions étrangères, mais aussi les décevoir. Ces dernières n’avaient-elles pas, grâce à Mgr Pigneau, largement contribué au succès de celui qui était devenu l’empereur Gia Long, fondateur de la dynastie ? Et voilà que tous ses successeurs, qui lui devaient leur couronne, se retournaient contre les chrétiens. Les missionnaires se sentaient trahis. Et ils n’étaient pas les seuls : en 1847, l’amiral Cécille, commandant la station navale de Chine, écrivait à l’empereur Thieu Tri, troisième souverain de la dynastie : « Le Roi a-t-il donc oublié que ce fut à des chrétiens français que son aïeul Gia Long, de glorieuse mémoire, dut de recouvrer sa couronne20 ? » Puisque la situation s’était retournée, ne fallait-il pas en tirer les conséquences ? Dans le Nord, les partisans de la dynastie déchue, les Lê, étaient en état de rébellion ouverte contre les Nguyen et contrôlaient plusieurs régions : ne fallait-il pas les soutenir ? Citant un missionnaire, le père Libois, René de Courcy, responsable par intérim de la légation de France en Chine, écrivait à son ministre en décembre 1855 que les descendants des Lê n’attendaient qu’une occasion pour renverser la dynastie régnante : ils pourraient tout au moins faire diversion si Paris décidait une opération militaire : « Il suffirait qu’ils fussent avertis à temps par l’entremise de M. le Procureur des Missions étrangères21. » Le chef de cette rébellion était Lê Duy Phung, prétendant au trône et chrétien.


Les Missions étrangères étaient désormais de plus en plus favorables à l’installation d’un établissement permanent en Annam. En 1851, Mgr Retord, vicaire apostolique au Tonkin, écrivait à un confrère : « Une simple intervention de la France, sans garanties ni traité, sans occupation de quelque port ou île, nous ferait beaucoup plus de mal que de bien. Mais si la France obtenait un territoire et y formait un établissement, la paix pourrait être assurée22. » Les milieux diplomatiques et politiques, eux aussi, commençaient à se rallier plus clairement à une telle solution. En septembre 1852, Bourboulon, qui dirigeait la légation de France en Chine, écrivait à son ministre pour conseiller un traité de commerce assorti de la cession à perpétuité du port de Tourane.


Parallèlement, aux portes de l’Indochine, l’influence anglaise progressait à grands pas. Déjà fortement implantée en Birmanie depuis le début du XIXe siècle, l’Angleterre prit prétexte d’incidents entre bâtiments de commerce britanniques et autorités birmanes au printemps 1852 pour faire débarquer un corps expéditionnaire dans le royaume et occuper les principales villes du sud et le delta de l’Irrawaddy ; en décembre, Londres annonça l’annexion de la Basse-Birmanie. N’ayant plus d’accès à la mer, le royaume birman était menacé de complète disparition. Puis, bientôt, à partir de cette Birmanie devenue anglaise, le Siam lui-même devint le nouvel objectif de l’Angleterre. Un traité en 1855 et une convention en 1856 avaient ouvert le royaume au commerce britannique. La France, certes, obtint un traité comparable le 15 août 185623, mais qui ne compensait guère l’influence anglaise, prépondérante au Siam. Pouvait-elle laisser l’Angleterre s’emparer seule de ces vastes régions situées entre Inde et Chine ?


De la Chine à l’Indochine

Ce furent finalement les affaires de Chine qui amenèrent Paris à intervenir en Annam. Prenant prétexte d’un incident intervenu en octobre 1856 entre un bateau marchand anglais et la police chinoise – l’incident de l’Arrow –, le gouvernement de Londres décida d’intervenir militairement une nouvelle fois afin d’obtenir réparation, mais surtout d’élargir ses droits commerciaux en Chine. Il voulut donner un caractère international à l’entreprise : la France accepta de se joindre à l’expédition, souhaitant, de son côté, obtenir réparation de l’exécution d’un missionnaire, le père Chapdelaine, en février 1856. C’est cette expédition anglo-française qu’on appelle parfois, à tort, « la seconde guerre de l’Opium » – en fait, seconde guerre, du point de vue anglais, pour l’ouverture commerciale de la Chine. L’affrontement, entrecoupé de négociations, de ruptures, de trêves, de reprises d’actions militaires, dura trois ans (de 1857 à 186024), et se termina, pour la France, par les traités de Tientsin (27 juin 1858) et de Pékin (25 octobre 1860) : onze nouveaux ports étaient ouverts au commerce occidental et les missions catholiques françaises bénéficiaient de garanties supplémentaires. L’Angleterre avait obtenu l’agrandissement de sa colonie de Hong Kong – la presqu’île de Kowloon –, mais la France n’avait toujours pas de point d’appui en Extrême-Orient.


Dans le même temps, la tension n’avait cessé de monter entre l’Annam et la France. Une mission placée sous la direction de Charles de Montigny, consul à Shanghai, avait été envoyée à Bangkok en 1856 pour y reprendre les relations diplomatiques interrompues depuis la fin du XVIIe siècle : à cette occasion, elle y avait signé, le 15 août, un traité qui accordait à la France les mêmes droits commerciaux que ceux octroyés à la Grande-Bretagne l’année précédente, ainsi que des garanties concernant les missions catholiques. Cette ambassade avait ensuite été dépêchée à Hué25. Fort mal organisée, elle se solda finalement par un grave incident au cours duquel les forts du port de Tourane furent bombardés par des navires de guerre français, en septembre-octobre 1856 ; quant à Montigny, il ne réussit pas à être reçu à Hué et dut se contenter de remettre aux envoyés impériaux un projet de traité auquel l’Annam, évidemment, ne donna jamais aucune suite. Parallèlement, les édits de persécution se succédaient : en 1855, puis 1857. La condamnation à mort et l’exécution, le 22 mai 1857, du grand mandarin Michel Ho Dinh Hy furent très spectaculaires et inquiétantes. Né dans une famille chrétienne de Cochinchine, il avait passé le concours mandarinal et avait été nommé surintendant des moulins à soie royaux. Soutenant l’action des missionnaires et dévoué, durant toute sa carrière, au secours des pauvres, il fut dénoncé, emprisonné et torturé ; finalement, il fut condamné à la décapitation – il sera canonisé en 1988 par le pape Jean-Paul II, en même temps que 116 autres martyrs annamites. Ce fut, bien évidemment, son rang dans le mandarinat qui fit de cette exécution un événement exceptionnel, lequel émut toute la communauté catholique de l’Annam. Son corps fut enterré le jour même, par des chrétiens, dans la cathédrale de Phu Cam à Hué où il se trouve toujours.


Toujours en 1857, Paris décida de s’emparer du port de Tourane, la guerre de Crimée étant désormais achevée. De nombreuses personnalités avaient fait pression sur l’empereur Napoléon III en faveur de cette intervention. Elles appartenaient essentiellement à la Marine, aux Affaires étrangères et aux milieux catholiques – très peu, voire pas du tout aux milieux d’affaires. Pour ce qui était de la Marine, laquelle souhaitait absolument un point de relâche en Extrême-Orient pour ne pas dépendre de Hong Kong ou de Macao, il s’agissait en grande partie d’officiers de la division navale d’Extrême-Orient ; l’amiral Cécille en était un exemple très représentatif. Il en était de même du côté des diplomates : alors que le Quai d’Orsay était assez réticent vis-à-vis de ces projets, les plus grands défenseurs de l’intervention étaient ceux qui étaient en poste en Chine. Quant au milieu catholique, il s’agissait principalement des Missions étrangères, mais celles-ci avaient su rallier de nombreuses autres personnalités catholiques, notamment le père Huc, lazariste, célèbre depuis la parution de son premier livre en 1850, intitulé Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Tibet et la Chine, qui avait fait grande impression. D’ailleurs, nombre de ces marins, diplomates et autres personnalités militaient pour l’intervention armée non du fait de leur profession, mais du fait de leurs convictions religieuses et de l’horreur que leur inspiraient les persécutions en Annam. Pour ce qui était des personnalités catholiques, Georges Taboulet a parfaitement mis en relief le rôle primordial que jouèrent trois missionnaires : Mgr Pellerin, vicaire apostolique en Annam, le père Huc et le père Libois, procureur des Missions étrangères à Hong Kong26. Les deux premiers furent reçus par Napoléon III à plusieurs reprises au cours de l’année 1857. Tous écrivirent des notes et des mémoires qui furent lus par l’empereur et qui le confortèrent dans l’idée qu’il fallait intervenir – ce qu’il pensait déjà. Il trouvait l’intervention nécessaire non seulement par conviction, pour défendre les missionnaires contre les persécutions, mais aussi parce que les catholiques de France constituaient une part très importante de ses soutiens politiques et que très majoritairement, à leurs yeux, il fallait agir. La piété de l’impératrice Eugénie joua aussi probablement un rôle important dans la décision de l’empereur – nombre de missionnaires en Annam étaient espagnols.


Une note du père Huc à Napoléon III aurait été à l’origine de la création d’une « Commission de la Cochinchine27 » en avril 1857, destinée à rendre un avis sur la politique à suivre à l’égard de l’empire d’Annam. Elle était constituée de cinq membres et présidée par le baron Henri Brenier, ministre plénipotentiaire à Naples, qui se trouvait alors à Paris. Les quatre autres membres avaient été respectivement choisis par l’empereur, le ministre de la Marine, celui de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics et celui des Affaires étrangères. Napoléon III, pour sa part, avait désigné le contre-amiral Fourichon, qui, en 1852, avait ramené le père Huc à son bord de Singapour à Suez. Pour marquer leur réticence à l’égard de ces projets, les Affaires étrangères avaient désigné leur directeur des Archives : « La proposition Huc ne paraît admissible, ni au point de vue du droit et des traités, ni au point de vue de l’utilité et encore moins de la nécessité », indiquait une note du Quai reflétant l’opinion du ministre, le comte Walewski. La Marine, quant à elle, avait désigné l’amiral Jaurès, qui avait été en Extrême-Orient de 1852 à 1855. Le ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics avait désigné le comte Fleury, aide de camp de l’empereur, qui ne représentait en aucune façon les milieux d’affaires. Le 18 mai 1857, la Commission Brenier rendit un rapport qui concluait, plus qu’à la prise de Tourane (non mentionnée), à l’opportunité d’un protectorat pur et simple sur la « Cochinchine », c’est-à-dire l’empire d’Annam. Les raisons invoquées étaient, dans l’ordre, la religion, la position stratégique en Extrême-Orient et, enfin, le commerce.


Au vu de ces conclusions, Napoléon III décida l’intervention probablement en juillet, peut-être même avant. La France disposait alors d’une flotte importante en Extrême-Orient puisqu’elle était en train de préparer avec l’Angleterre, nous l’avons vu, une vaste intervention militaire contre la Chine afin de réviser les traités de 1842-1844 et, en ce qui concernait la France, pour venger la décapitation, en Chine, du père Chapdelaine en février 1856 – les catholiques avaient massivement voté pour les candidats bonapartistes aux élections de juin 1857. Quant à l’allié anglais, durant cet été 1857 il était confronté, en Inde, à la grave révolte des Cipayes. La conjoncture semblait donc des plus favorables.


En juillet, Walewski présenta au Conseil des ministres le projet d’intervention militaire en Annam. L’accueil fut très réticent. Achille Fould, fils de banquier juif, fondateur, avec les frères Pereire, du Crédit mobilier en 1852, ministre d’État et principal ministre de Napoléon III, dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il soutînt le projet si celui-ci avait été le fait des milieux d’affaires, s’y déclara opposé. Walewski rapportera ainsi la réaction de Fould : « Fould d’abord nous a dit qu’il ne savait pas où était la Cochinchine, ni ce que c’était ; que, d’ailleurs, puisque Votre Majesté renvoyait l’affaire à l’examen du ministre des Finances [dont Fould assurait en outre l’intérim], c’est qu’Elle ne s’en souciait guère, car le ministre des Finances ne pouvait émettre une opinion favorable à une dépense de 6 millions. Quant à la question de l’opportunité et à la nécessité d’avoir au moins 2 600 hommes de troupe de débarquement, Fould nous a déclaré que c’était le cadet de ses soucis28. » Même l’amiral Hamelin, ministre de la Marine, se montra réservé, estimant que l’entreprise serait « un débouché… pour notre or ».


L’expédition de Tourane

En dépit de ces avis réticents, voire négatifs, Napoléon III n’en décida pas moins une opération contre l’empire d’Annam. Il ne s’agissait plus d’y imposer un protectorat comme l’avait recommandé la Commission Brenier, mais seulement d’y occuper le port de Tourane, une occupation évoquée depuis des décennies29. L’amiral Rigault de Genouilly, bien vu des milieux missionnaires, fut choisi dès juillet 1857 pour prendre le commandement de la division navale d’Extrême-Orient. Dix ans plus tôt, en 1847, commandant la corvette La Victorieuse, il avait déjà participé à un bombardement de Tourane. En novembre 1857, des instructions lui furent données en vue de cette opération. Elles étaient précises sur un seul point : s’emparer de Tourane et y installer une garnison. Pour la suite, l’amiral devrait aviser sur place, étant entendu que les opérations contre la Chine étaient prioritaires. Walewski écrivait ainsi à son collègue de la Marine : « En arrivant, l’amiral devra occuper la baie et le territoire de Tourane. Maître de cette position, il aura à examiner […] si ses efforts doivent tendre à réaliser l’établissement du protectorat sur la Cochinchine [c’est-à-dire l’empire d’Annam], ou s’ils doivent se borner à la conclusion d’un traité de commerce, d’amitié et de navigation, en stipulant des réparations convenables pour les persécutions exécutées contre nos missionnaires, dont la sécurité future devra faire l’objet d’une stipulation formelle30. » En clair, cela signifiait qu’après la prise de Tourane, c’était à l’amiral de décider de la politique de la France vis-à-vis de l’empire d’Annam. Curieuses instructions qui ne faisaient que refléter les dissensions internes du gouvernement français. Décidées en novembre 1857, elles ne furent reçues par l’amiral qu’en janvier 1858.


La flotte française d’Extrême-Orient, engagée dans la seconde guerre de l’Opium aux côtés de la Grande-Bretagne et des États-Unis, avait été rendue disponible par la signature du traité de Tientsin le 26 juin 1858, qui y mettait momentanément fin – les Puissances ayant obtenu l’ouverture de onze nouveaux ports chinois au commerce étranger. Revenant de Chine, l’escadre de Rigault de Genouilly arriva à Tourane le 30 août 1858. Elle était accompagnée de renforts espagnols, les persécutions religieuses affectant également les quelques missionnaires espagnols d’Annam. En effet, après la mise à mort du mandarin Michel Ho Dinh Hy en mai 1857, celle de Mgr Diaz, dominicain espagnol, vicaire apostolique du Tonkin central, en juillet avait fortement ému l’opinion, tant en Espagne qu’en France. Cette exécution avait d’ailleurs été suivie d’une autre en juillet 1858 : celle de Mgr Melchior Garcia, successeur de Mgr Diaz – elle n’était pas encore connue lorsque commencèrent les opérations contre Tourane.


Dès les 1er et 2 septembre 1858, l’amiral Rigault de Genouilly neutralisa les principaux forts de Tourane, autrefois construits par les Français, du temps de Mgr Pigneau. L’opération se fit sans pertes, si ce n’est celles dues aux maladies qui sévissaient durement, tant dans les forces françaises que dans les contingents tagals31. Toutefois, cette occupation de Tourane resta sans lendemain, le gouvernement de Hué n’ayant nullement réagi. Or il s’avéra immédiatement que le corps expéditionnaire manquait tout à la fois de troupes et de moyens adéquats pour se porter sur la capitale, distante d’une centaine de kilomètres, qu’aucune route praticable ne reliait à Tourane. Pour remonter le fleuve, la rivière des Parfums, jusqu’à Hué, il aurait fallu des canonnières à faible tirant d’eau dont l’amiral ne disposait pas. De plus, le ravitaillement des troupes s’avérait difficile. Enfin, l’aide des chrétiens, si souvent évoquée par les missionnaires, ne se manifesta à aucun moment, ce qui découragea quelque peu l’amiral. Bref, force était de constater que la prise de Tourane ne constituait pas un moyen de pression efficace sur le gouvernement annamite.


Que les chrétiens ne se fussent pas manifestés n’était guère surprenant : ils étaient terrorisés par une vague de persécutions qui se poursuivit durant toute l’opération contre Tourane. Dans tout l’empire, des chrétiens furent arrêtés, torturés, mis à mort de façon horrible. Ainsi, le récit de la mort de Mgr Diaz fut bientôt connu à l’étranger : « Le 28 juillet, dans le Bac-ky, on met à mort Mgr Melchior Garcia Sampredo et ses deux jeunes compagnons. L’évêque assiste calmement à la strangulation de Hien et de Tien, puis est à son tour soumis aux tortures. On le lie par les mains et par les pieds à des poteaux, et on met sur lui une espèce de banc de façon à comprimer la poitrine ; cinq bourreaux, armés d’une hachette, coupent ses jambes aux genoux, puis ses bras et sa tête, enfin l’éventrent ; ils enfouissent son corps dans un trou, et font passer les éléphants dessus, mais, d’après un témoin oculaire, ces animaux refusent obstinément ; le chef de l’évêque est exposé pendant quelques jours sur la porte Sud de la ville ; ensuite, il est brisé en morceaux et jeté dans la mer32. » Malheureusement, ce n’était qu’un exemple, mais il en allait de même dans de nombreuses provinces. Dans le meilleur des cas, les chrétiens étaient condamnés au bannissement, au marquage au fer rouge sur le visage, aux chaînes ou à la cangue, mais aussi, très souvent, aux pires souffrances : écrasement sur des planches cloutées, écartèlement, piétinement par des éléphants, noyades, etc. On conçoit aisément que, dans de telles conditions, ils fussent restés cachés durant l’opération de Tourane. Désormais, ils n’étaient plus seulement condamnés pour leur religion, mais aussi pour leur trahison envers leur patrie.


Comme ses instructions le lui permettaient, l’amiral Rigault de Genouilly prit alors une décision fort importante qui allait orienter toute la politique coloniale française en Indochine : celle de changer de stratégie et de porter l’offensive non sur Hué (comme les missionnaires le lui conseillaient, notamment Mgr Pellerin avec lequel il se brouilla à ce sujet), ni sur le nord (comme les Espagnols l’auraient souhaité), mais sur le sud, c’est-à-dire Saïgon. Après deux rebondissements du conflit à Tourane, en octobre et décembre 1858, et après avoir consolidé les positions des troupes – très affectées par la maladie – qu’il laissait à Tourane – quelques centaines d’hommes et deux canonnières –, l’escadre leva l’ancre le 2 février 1859 et arriva à Saïgon le 9. C’était une tout autre opération qui s’engageait.


À Tourane, toutefois, la situation s’avérait difficile. Les Annamites reprirent l’offensive en février 1859, ce qui contraignit l’amiral à y ramener une partie de l’escadre en avril et à lancer une nouvelle offensive en mai. Des pourparlers s’ouvrirent enfin en juin, mais ne donnèrent aucun résultat, si bien que les combats reprirent en septembre. À sa demande, l’amiral, épuisé par la maladie et découragé (il était très critiqué en France), demanda un successeur. Ce fut, dès octobre 1859, le contre-amiral Page, lequel s’efforça par une nouvelle offensive, en novembre, de préserver les positions acquises par son prédécesseur. Ses instructions lui prescrivaient de négocier la liberté de culte pour les chrétiens et la liberté de prédication pour les missionnaires, ainsi que l’admission de consuls dans trois ports de l’empire d’Annam, mais n’exigeaient pas de cession territoriale. Aucun résultat ne put être obtenu. Finalement, décision fut prise d’évacuer Tourane, ce qui fut achevé en mars 1860. À cette date, les hostilités avaient repris avec la Chine – phase finale de la seconde guerre de l’Opium –, et l’Angleterre et la France avaient décidé une nouvelle expédition militaire contre Pékin. L’occupation de Tourane était devenue une affaire embarrassante et tout à fait secondaire.


Du point de vue de Pékin, plusieurs enseignements pouvaient être tirés de l’affaire de Tourane et des événements de Chine même. Tout d’abord, il était assez clair que si la France tenait à obtenir dans l’empire du Milieu les mêmes avantages que l’Angleterre, elle n’y recherchait aucun établissement territorial. Elle n’en avait pas réclamé lors des négociations du traité de Whampoa en 1844, pas plus que lors de celles du traité de Tientsin en juin 1858. Apparemment, elle n’en cherchait pas non plus en Annam : les offres d’accord du contre-amiral Page, fin 1859, n’en comportaient pas. En revanche, dans toutes ces crises, la France avait toujours émis de très importantes revendications quant à la liberté de religion et de prédication et à la protection des missionnaires catholiques, que ce fût en Chine ou en Annam. Pour la Chine, il y avait là un véritable danger, car, depuis des siècles, on avait parfaitement compris à Pékin (comme à Hué) que le christianisme risquait de miner les bases de l’État confucéen. D’ailleurs, la rébellion des Taiping ne s’inspirait-elle pas de la religion chrétienne ? En effet, depuis la fin des années 1840 et le début des années 1850, un illuminé avait créé dans la province du Kouangsi, contiguë de l’empire d’Annam, un mouvement, les « Adorateurs de Dieu », devenu dynastie rebelle des Taiping depuis 1851. Celle-ci connaissait un succès considérable dans de nombreuses provinces, et le gouvernement central se montrait incapable de la mater. N’était-ce pas la preuve du danger que le christianisme représentait pour les États confucéens, Chine et Annam ? Enfin, dernier enseignement de cette offensive contre Tourane : l’Annam s’avérait fort utile pour la défense de la Chine. Il y allait certes du prestige de l’empire du Milieu, mais aussi, plus concrètement, de sa défense sur son flanc sud. Pékin n’oubliera jamais ces quelques évidences tant que durera l’Indochine française.


1. Le Thanh Khoi, Le Viet-Nam. Histoire et civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 367.


2. Chesneaux (Jean), Contribution à l’histoire de la nation vietnamienne, Paris, Éditions sociales, 1955, p. 108.


3. Haudrère (Philippe), « Les Missions étrangères et la Compagnie des Indes dans les mers du Sud au XVIIIe siècle », in Les Missions étrangères, Paris, Perrin, 2008, p. 115-123.


4. Sur l’histoire des Missions étrangères de Paris, voir Van Grasdorff (Gilles), La Belle Histoire des Missions étrangères, Paris, Perrin, 2007, et Les Missions étrangères, op. cit.


5. Cordier (Henri), Revue de l’Extrême-Orient, t. II, 1883, p. 306-324, cité par G. Taboulet, La Geste française en Indochine, Paris, Maisonneuve, 1955, vol. I, p. 115.


6. Archives de la France d’outre-mer, Correspondance générale de la Cochinchine, t. I, fol. 91-96. Cité par G. Taboulet, op, cit., vol. I, p. 122.


7. Ibid., vol. I, p. 144-156.


8. Archives des Missions étrangères, vol. 107, p. 255. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 83.


9. Archives des Missions étrangères, vol. 744, p. 725. G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 108.


10. Archives du ministère des Affaires étrangères [AMAE], Asie, Mémoires et documents, vol. 19, fol. 103. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 181.


11. Actuellement Danang.


12. AMAE, consulat de Hué, Tourane, t. 7. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 287.


13. Renouvin (Pierre), La Question d’Extrême-Orient, Paris, Hachette, 1946, p. 28 et suiv.


14. AMAE, Chine, I, fol. 216-222. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 352.


15. Renouvin (Pierre), op. cit., p. 71.


16. 1839-1842. C’est par ce traité que l’Angleterre obtint la cession de Hong Kong.


17. Voir l’article du comte Bernard d’Harcourt, « La première ambassade de France en Chine », Revue des Deux Mondes, vol. 39, 1862, p. 654-673, qui traduit bien l’ambiance de l’époque sur cette question de Chine et l’importance accordée aux affaires religieuses.


18. Meyniard (Charles), Le Second Empire en Indo-Chine (Siam-Cambodge-Annam), Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891.


19. Voir Vo Duc Anh (Étienne), La Place du catholicisme dans les relations entre la France et le Viet-Nam de 1851 à 1870, Leiden, Brill, 1969.


20. Archives des Missions étrangères, vol. 304, p. 1261. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 363.


21. AMAE, Correspondance politique de la Chine, t. 17, fol. 92-93. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 387.


22. AMAE, Correspondance politique de la Chine, t. 13, fol. 278. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 383.


23. Meynard (Charles), op. cit.


24. Cordier (Henri), L’Expédition de Chine de 1857-58, Paris, F. Alcan, 1905 ; L’Expédition de Chine de 1860. Histoire diplomatique, Paris, F. Alcan, 1906 ; Cousin-Montauban (Ch.), L’Expédition de Chine de 1860. Souvenirs du général Cousin-Montauban, comte de Palikao, publiés par son petit-fils, le comte de Palikao, Paris, Plon, 1932.


25. Franchini (Ph.), « La genèse de l’affaire de Cochinchine. La mission Montigny », Revue d’histoire des colonies, t. 38, no 136, 1951, p. 427-459.


26. G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 401 et suiv., auquel nous empruntons maintes informations qui suivent.


27. Par « Cochinchine », il faut entendre empire d’Annam dont c’était la désignation traditionnelle.


28. Raindre (Gaston), « Papiers inédits du comte Walewski », Rev. France, 1er mars 1925, p. 53-54. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 413-414.


29. Sallet (Albert), « Campagne franco-espagnole du centre-Annam ; prise de Tourane (1858-1859) », Bulletin des amis du Vieux Hué, XV, no 3, juillet-septembre 1928.


30. AMAE, Mémoires et documents, Chine, t. 22, fol. 330-341. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 410.


31. C’est-à-dire philippins, qui constituaient les troupes dépêchées par l’Espagne.


32. Vo Duc Hanh (Étienne), op. cit., p. 335-336.

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