1-1 Tourane,前往中國途中的中途站 (1858-1859)

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Tourane, une escale vers la Chine ?

 (1858-1859)

Pourquoi créer un point de relâche en Indochine ? Qui le souhaitait réellement ? Et quel type d’établissement ? À ces questions, plusieurs sortes de réponses ont été données. Elles tournent généralement autour de trois thèmes principaux : les ambitions économiques – créer de nouveaux marchés et trouver de nouvelles sources d’approvisionnement –, les ambitions stratégiques et politiques – être présent en Extrême-Orient et ne pas laisser à l’Angleterre le monopole des affaires asiatiques –, les ambitions religieuses – défendre les chrétientés existantes et favoriser leur expansion.

峴港,前往中國的中途停留點?

 (1858-1859年)

為什麼要在印度支那設立休息站?誰真正想要它?什麼類型的機構?對於這些問題,人們給了幾種不同的答案。它們通常圍繞著三個主要主題:
經濟野心——創造新市場和尋找新的供應來源;
戰略和政治野心——在遠東地區存在並且不讓英國壟斷亞洲事務;
宗教野心——捍衛現有的基督教社區並鼓勵其擴張。


Les ambitions économiques ont été particulièrement mises en avant dans l’historiographie marxiste de la seconde moitié du XXe siècle, et même encore au début du XXIe. En 1955, un historien d’origine vietnamienne, Le Thanh Khoi, écrivait pour expliquer le début de la colonisation de l’Annam : « L’avènement du Second Empire en 1852 marque une reprise de l’expansion française. Ce “règne des affaires” assiste à l’essor du capitalisme et à l’accroissement rapide de la production industrielle qui exige de nouveaux débouchés1. » La même année, l’historien Jean Chesneaux écrivait à peu près la même chose : « À cette époque, le problème de l’ouverture des marchés d’Extrême-Orient se pose en effet de plus en plus nettement. La misère reste grande en France, et le pouvoir d’achat de la population n’a pas augmenté sous Louis-Philippe et Napoléon III dans les mêmes proportions que la production industrielle2. » Que la France ait eu l’intention de commercer avec l’Extrême-Orient en général, l’Indochine en particulier, est une évidence. Mais cela induisait-il pour autant une volonté de colonisation ?

經濟野心在 20 世紀下半葉,甚至是 21 世紀初的馬克思主義史學中被特別突出。
1955 年,越南裔歷史學家 Le Thanh Khoi 撰文解釋安南殖民化的開始:
「1852 年第二帝國的來臨,標誌著法國重新開始擴張。
 這個「商業統治」見證了資本主義的興起和工業生產的快速增長,這需要新的出路1。
同年,歷史學家Jean Chesneaux也寫了大致相同的文章:
「在這個時候,開拓遠東市場的問題變得越來越明顯。 法國仍然非常貧窮,在路易-菲利普和拿破崙三世統治下,人民的購買力並沒有像工業生產一樣增長2。
法國有意與遠東,特別是印度支那進行貿易是顯而易見的。
但這是否意味著殖民的意願呢?

Compagnie des Indes et Missions étrangères de Paris

Les relations les plus anciennes entre la France et l’Indochine, depuis le XVIIe siècle, avaient traditionnellement été menées par deux importantes institutions : la Compagnie des Indes pour le commercial et les Missions étrangères de Paris pour le religieux – l’une et l’autre servant d’intermédiaires réguliers pour les relations proprement politiques, d’État à État. Les rapports entre la Compagnie et les Missions étrangères étaient d’ailleurs très étroits, les deux institutions s’épaulant3. La Compagnie des Indes – créée par Colbert en 1664 pour commercer avec l’Asie et concurrencer les compagnies existantes, notamment anglaise et hollandaise – disparut dans la tourmente de la Révolution.

印度公司與巴黎外方傳教會 

法國與印度支那歷史最悠久的關係可追溯至 17 世紀,傳統上由兩大機構負責:

商業方面的印度公司 (Compagnie des Indes),以及

宗教方面的巴黎外方傳教會 (Missions étrangères de Paris),

兩者都是國家之間純政治關係的固定中介。 

印度公司和巴黎外方傳教會之間的關係非常密切,兩個機構互相支持3。

 印度公司於 1664 年由科爾貝(Colbert)創立,目的是與亞洲進行貿易,並與現有的公司競爭,尤其是英國和荷蘭的公司,但在大革命的動盪中消失了。

En revanche, la Société des Missions étrangères, fondée en 1658-1663, sise rue du Bac à Paris – où elle se trouve toujours –, traversa l’orage de la Révolution et connut, au XIXe siècle, une expansion considérable. Ses missionnaires furent à l’origine d’importantes communautés catholiques non seulement dans l’empire d’Annam, mais également en Inde, en Chine, au Japon, en Corée. Encouragées par le Vatican et, en France, par le Second Empire, elles réussirent, en Annam, à faire émerger une bourgeoisie locale catholique et francophile qui joua un rôle de premier plan dans la colonisation de l’Indochine. Les Missions étrangères étaient même devenues une puissance économique en Asie, dont le rôle social et politique fut parfois important : enseignement, santé, création de villages, mise en valeur de plantations, constitution d’un patrimoine immobilier considérable, mais aussi rapports étroits avec certaines autorités coloniales. Ce fut particulièrement le cas en Indochine française à la fin du XIXe siècle et durant toute la période coloniale4.

另一方面,創立於 1658-1663 年,總部設在巴黎 rue du Bac 街的外方傳教會 (Society of Foreign Missions),至今仍屹立不倒,它經歷了大革命的風暴,並在 19 世紀經歷了相當大的擴張。 

其傳教士不僅在安南帝國,也在印度、中國、日本和韓國建立了龐大的天主教社區。 

在梵蒂岡和法國第二帝國的鼓勵下,他們成功地在安南發展了一個當地的天主教和法國資產階級,在印度支那的殖民化過程中發揮了領導作用。 

外方傳道會甚至成為亞洲的經濟勢力,不時扮演重要的社會和政治角色:教育、醫療保健、建立村莊、發展種植園、建立可觀的房地產投資組合,以及與某些殖民當局保持密切關係。 

在十九世紀末和整個殖民地時期,法屬印度支那的情況尤其如此4。

L’histoire des relations entre la France et les pays qui allaient constituer l’Indochine française montre clairement que, jusqu’au début du XIXe siècle, le commerce avec l’empire d’Annam ne fut jamais très important pour la France, contrairement à celui avec la Hollande par exemple. À aucun moment, la Compagnie des Indes ne réussit à créer un courant commercial significatif avec l’Indochine, et jamais, a fortiori, elle ne décida d’y fonder un établissement permanent de quelque importance. Ainsi, en 1721, la Compagnie avait fait reconnaître l’île de Poulo Condor, au large des côtes du Cambodge. Le rapport qu’elle avait reçu deux ans plus tard n’était guère encourageant : « La construction d’un fort dans cette île demanderait de grandes dépenses et souffrirait de grandes difficultés […]. Il est aisé de voir qu’il est fort difficile aux Européens de s’établir et se fortifier solidement ici. Il faudrait beaucoup de temps, d’argent et de monde5. » On comprend que la Compagnie n’ait jamais donné suite à ce projet. Autre exemple : en 1748, Dumont, un agent de Dupleix, avait proposé la création d’un comptoir au Tonkin : « La Compagnie [devrait] se déterminer à faire un petit établissement, un comptoir composé de cinq ou six personnes […]. Le meilleur endroit serait l’île de Cham […] à la vue de Faïfo et à une portée de canon de la terre ferme6. » Comme le précédent, ce programme ne connut finalement pas le moindre début de réalisation. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, ces projets s’étaient multipliés. Il suffit de feuilleter le recueil de textes de Georges Taboulet, La Geste française en Indochine, pour s’en convaincre : proposition d’un établissement à Poulo Condor en 1755, projet d’un établissement en Cochinchine proposé à Choiseul en 1768, projet identique sous Vergennes en 1775-1776, etc.7. Mais rien de tout cela n’avait abouti. Accroître le commerce, certainement ; créer un comptoir, il n’en était pas question.

法國與法屬印度支那各國的關係史清楚顯示,直到 19 世紀初,與安南帝國的貿易對法國來說從來都不是很重要,這與與荷蘭的貿易不同。 

印度公司從未成功地與印度支那建立重要的貿易往來關係,更不用說它從未決定在印度支那建立任何重要的永久機構。

 1721 年,公司確認了柬埔寨海岸附近的 Poulo Condor 崑崙島。 

兩年後,公司收到的報告難以令人鼓舞:"在這個島上建造堡壘需要巨大的費用,而且困難重重[......]。

 不難發現,歐洲人很難在此安身立命,鞏固自己的堡壘。 

這需要大量的時間、金錢和人力5。可以理解的是,公司從來沒有跟進過這個計劃。 

另一個例子:1748 年,Dupleix 的代理人 Dumont 建議在東南亞建立一個貿易站:

"公司[應]決定建立一個小型機構,一個由五六個人組成的貿易站[......]。 

最好的地點是占島 [......],在 Faïfo 的視線範圍內,在大陸的大炮射程之內6"。 就像它的前身一樣,這個計劃從未實現。 在 18 世紀下半葉,這些計劃成倍增加。 

只要翻閱一下 Georges Taboulet 的文集《La Geste française en Indochine》,就能讓人信服:1755 年在 Poulo Condor 定居的建議、1768 年向 Choiseul 提出的在交趾支那定居的計劃、1775-1776 年 Vergennes 提出的相同計劃,等等7。 但這些都沒有實現。 

增加貿易當然可以,但建立一個貿易站是不可能的。

En revanche, les Missions étrangères de Paris s’étaient très tôt montrées favorables à la création d’un établissement français fixe dans l’empire d’Annam. Mgr Pallu, l’un des fondateurs de ces Missions, écrivait à Colbert dès 1672 : « Je vous supplie, Monsieur, pour l’intérêt de la foi, d’où dépend celui de la Compagnie [des Indes], et pour l’honneur et la gloire du Roi Très Chrétien, de porter MM. les Directeurs Généraux [de la Compagnie] à disposer incessamment de tout ce qui est nécessaire pour l’établissement d’un comptoir en ce royaume8. » Un siècle plus tard, il en était toujours de même. Mgr Piguel, vicaire apostolique de la Cochinchine et du Cambodge, écrivait en 1767 : « Ne pourrait-on […] engager la Compagnie française à venir établir son commerce au Cambodge ? Le Roi promet tout si elle veut y venir : un lieu pour bâtir ville, forteresse, comptoir, factorerie, sans parler de l’île de Poulo Condor, qui a une baie et où l’on pourrait faire un port sûr, qui ne serait qu’à une petite journée de l’embouchure de la grande rivière du Cambodge [le Mékong]. Ces établissements procureraient le commerce du Laos, que la Compagnie désire et que les Laotiens désirent encore davantage, celui de la Cochinchine, sans être obligé d’y aller chercher des marchandises des mers de Chine et du Siam, et les richesses qui sont très grandes dans le Cambodge9. » On comprend bien quel était l’intérêt des missionnaires : disposer de moyens de communication entre leurs missions et la métropole et éventuellement trouver protection auprès de tels établissements en cas de persécutions religieuses.

另一方面,巴黎的外國傳道會很早就表示贊成在安南帝國建立永久性的法國機構。 

這些傳教團的創辦人之一 Mgr Pallu 早在 1672 年就寫信給科爾貝:

「先生,我懇求您為了[印度]公司利益所依賴的信仰,為了最虔誠基督徒國王的榮譽和光榮,帶領[公司]總幹事先生立即處理在這個王國建立貿易站所需的一切8」。 

一個世紀後,情況依然如此。 1767 年,交趾支那和柬埔寨的教廷代牧 Piguel 主教寫道:

「我們不能[......]鼓勵法國公司來柬埔寨建立貿易嗎?

 如果公司想去那裏,國王會答應一切:

一個可以建城鎮、堡壘、貿易站和工廠的地方,更不用說Poulo Condor島,那裏有一個海灣,可以在那裏建一個安全的港口,離柬埔寨的大河[湄公河]河口只有短短一天的路程。 

這些設施將提供老撾的貿易,這是公司所希望的,也是老撾人更希望的,那就是交趾支那的貿易,而無需去那裏從中國和暹羅的海域取貨,以及柬埔寨的巨大財富9"。 我們不難理解傳教士的利益所在:在傳教區與大都會之間建立通訊渠道,並在發生宗教迫害時在這些機構中尋求保護。

La France en Indochine dès le XVIIIe siècle

Cette longue insistance des Missions étrangères avait fini par permettre quelques résultats à la veille de la Révolution. En effet, Mgr Pigneau (dit de Béhaine), vicaire apostolique de Cochinchine et du Cambodge, qui, dans la guerre civile qui ravageait alors l’empire d’Annam depuis des décennies, avait soutenu la lutte des sudistes – c’est-à-dire du seigneur Nguyen Anh – avait conçu le projet d’un traité d’alliance entre la France et la seigneurie des Nguyen. Son idée était claire : « La balance politique dans l’Inde [c’est-à-dire l’Asie] paraît tellement incliner du côté de la nation anglaise […] qu’on doit regarder comme une chose très difficile de pouvoir la ramener à l’égalité. Peut-être qu’un établissement à la Cochinchine serait, des moyens qu’on pourrait y employer, le plus sûr et le plus efficace10. » Il avait réussi, en 1787, à présenter son projet de traité à la cour de Versailles. Louis XVI l’avait accueilli avec sympathie mais prudence ; un traité fut néanmoins signé entre l’évêque, représentant la seigneurie des Nguyen, et le comte de Montmorin, ministre des Affaires étrangères. Ce texte prévoyait une aide militaire à Nguyen Anh, qui en retour cédait à la France le port de Tourane11 et l’île de Poulo Condor – deux vieux projets – et lui garantissait le monopole du commerce dans l’Annam.

十八世紀起法國在印度支那 外國傳教團的長期堅持終於在法國大革命前夕取得了一些成果。 事實上,在安南帝國數十年的內戰中,支持南方人(換句話說,支持Nguyen Anh嘉隆帝阮福映)鬥爭的 Cochinchina and Cambodia Vicar Apostolic Pigneau (Mgr Pigneau,又稱 de Béhaine),起草了一份法國與阮朝簽訂聯盟條約的計劃。 

他的想法很明確:"印度(即亞洲)的政治天平似乎非常傾向於英國民族[......],要使其恢復平等非常困難。 也 許 在交趾支那建 立 一 個 機 構 是 最 穩 妥 和 最 有 效 的 方 法10。

 1787年,他成功地向凡爾賽宮廷提交了條約草案。 路易十六對此持同情但謹慎的態度;然而,代表阮朝的主教與外交大臣蒙莫蘭伯爵(Count de Montmorin)簽署了一份條約。 條約規定向嘉隆帝提供軍事援助,而嘉隆帝則割讓 Tourane 峴港港口11 和 Poulo Condor 島(兩個舊計劃)給法國,並保證法國壟斷安南的貿易。

Toutefois, la signature du traité avait été accompagnée d’une clause secrète qu’ignorait Mgr Pigneau : elle laissait au commandant de Pondichéry, le comte de Conway, l’initiative d’envoyer ou non une force militaire française. Or, ce dernier avait refusé, et finalement le traité n’avait guère connu d’exécution, sinon la fourniture d’armes et de conseillers militaires à Nguyen Anh. L’aide à ce dernier était devenue l’affaire personnelle du prélat. Toutefois, la victoire de Nguyen Anh dans la guerre civile annamite, suivie de son accession au trône et de la fondation de la nouvelle dynastie des Nguyen en 1802 – Mgr Pigneau était décédé en 1799 – avaient placé la France dans une situation tout à fait favorable par rapport à l’empire d’Annam réunifié. Jamais, néanmoins, Tourane et l’île de Poulo Condor ne furent occupées par la France. Pourtant, de cette aventure, une double idée survécut : l’utilité d’un établissement fixe – mais nullement d’une colonisation – pour contrecarrer la puissance anglaise en Extrême-Orient, et l’intérêt du port de Tourane, proche de Hué, la capitale impériale de l’Annam, pour créer un tel établissement.

然 而 , 簽 署 條 約 時 附 帶 了 一 項 秘 密 條 款 , 皮 諾 主 教 並 不 知 悉 : 該 條 款 由 龐 迪 切 里 (Pondicherry) 的 指 揮 官 康 威 (Conway) 公 爵 決 定 是 否 派 遣 法 國 軍 隊 。 康威伯爵拒絕了,最後除了向嘉隆帝提供軍火和軍事顧問之外,條約幾乎沒有實施。 

幫 助 Nguyen Anh 嘉隆帝成 為 了 教 長 的 私 事 。 

然而,嘉隆帝在安南內戰中取得勝利,隨後登上王位,並於 1802 年建立了新的阮朝(皮諾主教於 1799 年去世),這使法國在統一後的安南帝國中處於非常有利的地位。 然而,法國從未佔領過 Tourane 和 Poulo Condor 島。 

然而,這次冒險留下了一個雙重想法:

建立一個永久的殖民地(但絕對不是殖民地),以對抗英國在遠東的勢力,以及靠近安南帝國首都順化(Hué)的峴港對建立這樣一個殖民地的興趣。

Ce ne furent donc ni les milieux d’affaires ni le grand commerce avec les Indes qui, sous l’Ancien Régime, poussèrent à un établissement fixe en Indochine, mais bien les Missions étrangères de Paris, essentiellement pour des raisons religieuses. Or, il en fut de même au début du XIXe siècle, de la Restauration au Second Empire. Par exemple, sous la Restauration, en 1817, le duc de Richelieu, chef du gouvernement, écrivait à Jean-Baptiste Chaigneau, un Breton grand mandarin de l’empereur Gia Long : « Rien n’empêchera que vous n’entriez en explication à ce sujet [favoriser le commerce avec l’empire d’Annam], si votre position vous met à même de le faire, mais alors il faudrait considérer quelles espèces de concessions sont réellement nécessaires pour l’établissement de notre commerce et borner les explications à ces points, en écartant toute vue qui aboutirait à des intentions politiques, attendu que le gouvernement de S.M. ne se propose rien autre chose que de faciliter au commerce la nouvelle voie qu’il paraît vouloir s’ouvrir12. » En termes clairs, du commerce, mais pas d’établissement permanent.


Le grand changement de politique fut provoqué par la guerre de l’Opium et l’installation des Anglais à Hong Kong à la suite du traité de Nankin signé en août 184213. Cet événement fondamental allait amener la France à Tourane et fut finalement à l’origine quasi directe de l’Indochine française. À partir de cette date, Paris chercha à ne pas se laisser distancer par l’Angleterre en Extrême-Orient. Subitement, les Anglais se trouvaient en possession d’une grande base navale et d’une place de commerce prometteuse face à Canton, le port commercial traditionnel de la Chine depuis des siècles : il fallait réagir.


Pas de colonisation, des points de relâche

Ce fut donc sous la monarchie de Juillet que la position du gouvernement français évolua soudain, ainsi que le montrent des instructions données en 1843 par Guizot à Lagrené, envoyé spécial en Chine : « Il ne convient pas à la France d’être absente dans une aussi grande partie du monde, lorsque les autres nations de l’Europe y possèdent des établissements. Le drapeau français doit flotter aussi dans les mers de Chine, sur un point où nos navires soient assurés de trouver un abri et des secours de toute espèce. Il faut donc, comme les Anglais l’ont fait à Hong Kong […], y fonder un établissement militaire pour notre marine, un entrepôt pour notre commerce […]. Les mêmes objections [voisinage des Anglais] s’appliquent aux îles de Poulo Condor et de Cham Culao sur les côtes de la Cochinchine […]. Il resterait à explorer sur la côte même de la Cochinchine, la péninsule de Tourane, dont la cession avait été faite à la France, en même temps que celle de Poulo Condor, par le traité de Versailles du 28 novembre 1787. Mais le traité n’ayant pas reçu d’exécution de la part de la France, nous ne saurions aujourd’hui en faire un titre auprès du souverain actuel de la Cochinchine [l’empire d’Annam] pour revendiquer la propriété de Tourane. MM. du Camper, de Bougainville et Laplace, qui l’ont successivement visitée, ont toujours fait l’éloge de sa rade, l’une des plus spacieuses et des plus sûres de la Cochinchine. Ces avantages ne seraient-ils pas toutefois plus que compensés par l’insalubrité du climat, ainsi que par les grands inconvénients qui résulteraient de la position continentale de Tourane et dont la moindre serait la difficulté de restreindre notre occupation ? Nous n’y serions pas plus convenablement placés au point de vue commercial. Il semble donc que nos explorations devraient se diriger de préférence sur la partie est du grand archipel, au sud des Philippines14. » Ressortait de ce texte qu’on songeait toujours à Tourane, mais que ce n’était pas une situation idéale, puisqu’on était à la recherche d’une position n’exigeant qu’une occupation restreinte. On était loin de la colonisation.


C’était la politique des « points de relâche » formulée à propos du Pacifique et bien résumée par Pierre Renouvin : « C’était, de la part de la France, une politique nouvelle. Guizot, pour donner une satisfaction partielle à la Marine, et pour éviter pourtant d’être entraîné vers des conquêtes territoriales, avait formulé sa doctrine des “points de relâche”. Il n’était, à son avis, ni utile, ni opportun “de risquer d’aller à des guerres prolongées soit avec des indigènes, soit avec d’autres puissances, ou d’engager de nouvelles entreprises coloniales à de grandes distances de son propre territoire” ; il suffisait donc d’acquérir des “stations navales”, qui seraient en même temps des bases commerciales15. » C’est cette politique que Guizot voulait appliquer à l’Annam : un « point de relâche », rien de plus. Toutefois, la Marine faisait pression pour y obtenir une base, voire plus, par exemple le capitaine de vaisseau Cécille, qui, en 1843, plus ou moins de sa propre chef, voulut entrer en pourparlers avec la cour de Hué et demander une cession de territoire, initiative qui n’aboutit à aucun résultat.


En Chine, la France se contenta, en octobre 1844, de conclure le traité de Whampoa par lequel elle obtint les mêmes avantages commerciaux que ceux arrachés par l’Angleterre à Pékin deux ans plus tôt par le traité de Nankin qui avait mis fin à la première guerre de l’Opium16. En revanche, Paris n’avait exigé aucune cession territoriale, mais seulement des garanties accrues en ce qui concernait l’œuvre missionnaire. « D’année en année, écrivait toutefois le comte d’Harcourt, secrétaire de l’ambassadeur de Lagrené, le négociateur du traité, la tendance à prendre part aux questions qui agitent l’Extrême-Orient s’est de plus en plus accusée. L’ouverture de la Chine et du Japon à la civilisation européenne restera certainement un des faits les plus saillants de notre époque17. » Si la France ne recherchait aucune cession territoriale particulière en Extrême-Orient, il n’en fallait pas moins considérer les perspectives qu’offrait le traité de Whampoa : cinq ports chinois ouverts au commerce, et non des moindres (dont Canton et Shanghai) ; un tarif douanier limité à 5-10 % ; des droits de résidence. C’étaient là autant d’avantages qui devaient être exploités, si possible indépendamment des Anglais, c’est-à-dire de Hong Kong. Force était donc de créer un « Hong Kong français », ou tout au moins un « point de relâche » sur la route de Chine. Pourquoi pas Tourane ? Telle était au moins l’opinion des marins.


La protection des convertis catholiques

L’indécision de la monarchie de Juillet allait faire place, avec le Second Empire, à une politique assez différente18, dans laquelle les Missions étrangères de Paris, et plus généralement les milieux catholiques, allaient jouer un rôle primordial19. La pression qu’ils exercèrent sur les autorités trouva d’autant plus d’écho que, depuis des années, les persécutions religieuses en Annam s’étaient aggravées. De nouveaux édits de proscription avaient été décidés par l’empereur Tu Duc en 1848 et 1851. À la suite de ce dernier, un missionnaire avait été exécuté dès 1851, puis un autre en 1852 ; un prêtre et un catéchiste annamites le furent en 1853 et 1854. Cela pouvait inquiéter les 600 000 chrétiens et les 40 missionnaires que comptait alors l’empire d’Annam.


Ces persécutions avaient de quoi affliger les Missions étrangères, mais aussi les décevoir. Ces dernières n’avaient-elles pas, grâce à Mgr Pigneau, largement contribué au succès de celui qui était devenu l’empereur Gia Long, fondateur de la dynastie ? Et voilà que tous ses successeurs, qui lui devaient leur couronne, se retournaient contre les chrétiens. Les missionnaires se sentaient trahis. Et ils n’étaient pas les seuls : en 1847, l’amiral Cécille, commandant la station navale de Chine, écrivait à l’empereur Thieu Tri, troisième souverain de la dynastie : « Le Roi a-t-il donc oublié que ce fut à des chrétiens français que son aïeul Gia Long, de glorieuse mémoire, dut de recouvrer sa couronne20 ? » Puisque la situation s’était retournée, ne fallait-il pas en tirer les conséquences ? Dans le Nord, les partisans de la dynastie déchue, les Lê, étaient en état de rébellion ouverte contre les Nguyen et contrôlaient plusieurs régions : ne fallait-il pas les soutenir ? Citant un missionnaire, le père Libois, René de Courcy, responsable par intérim de la légation de France en Chine, écrivait à son ministre en décembre 1855 que les descendants des Lê n’attendaient qu’une occasion pour renverser la dynastie régnante : ils pourraient tout au moins faire diversion si Paris décidait une opération militaire : « Il suffirait qu’ils fussent avertis à temps par l’entremise de M. le Procureur des Missions étrangères21. » Le chef de cette rébellion était Lê Duy Phung, prétendant au trône et chrétien.


Les Missions étrangères étaient désormais de plus en plus favorables à l’installation d’un établissement permanent en Annam. En 1851, Mgr Retord, vicaire apostolique au Tonkin, écrivait à un confrère : « Une simple intervention de la France, sans garanties ni traité, sans occupation de quelque port ou île, nous ferait beaucoup plus de mal que de bien. Mais si la France obtenait un territoire et y formait un établissement, la paix pourrait être assurée22. » Les milieux diplomatiques et politiques, eux aussi, commençaient à se rallier plus clairement à une telle solution. En septembre 1852, Bourboulon, qui dirigeait la légation de France en Chine, écrivait à son ministre pour conseiller un traité de commerce assorti de la cession à perpétuité du port de Tourane.


Parallèlement, aux portes de l’Indochine, l’influence anglaise progressait à grands pas. Déjà fortement implantée en Birmanie depuis le début du XIXe siècle, l’Angleterre prit prétexte d’incidents entre bâtiments de commerce britanniques et autorités birmanes au printemps 1852 pour faire débarquer un corps expéditionnaire dans le royaume et occuper les principales villes du sud et le delta de l’Irrawaddy ; en décembre, Londres annonça l’annexion de la Basse-Birmanie. N’ayant plus d’accès à la mer, le royaume birman était menacé de complète disparition. Puis, bientôt, à partir de cette Birmanie devenue anglaise, le Siam lui-même devint le nouvel objectif de l’Angleterre. Un traité en 1855 et une convention en 1856 avaient ouvert le royaume au commerce britannique. La France, certes, obtint un traité comparable le 15 août 185623, mais qui ne compensait guère l’influence anglaise, prépondérante au Siam. Pouvait-elle laisser l’Angleterre s’emparer seule de ces vastes régions situées entre Inde et Chine ?


De la Chine à l’Indochine

Ce furent finalement les affaires de Chine qui amenèrent Paris à intervenir en Annam. Prenant prétexte d’un incident intervenu en octobre 1856 entre un bateau marchand anglais et la police chinoise – l’incident de l’Arrow –, le gouvernement de Londres décida d’intervenir militairement une nouvelle fois afin d’obtenir réparation, mais surtout d’élargir ses droits commerciaux en Chine. Il voulut donner un caractère international à l’entreprise : la France accepta de se joindre à l’expédition, souhaitant, de son côté, obtenir réparation de l’exécution d’un missionnaire, le père Chapdelaine, en février 1856. C’est cette expédition anglo-française qu’on appelle parfois, à tort, « la seconde guerre de l’Opium » – en fait, seconde guerre, du point de vue anglais, pour l’ouverture commerciale de la Chine. L’affrontement, entrecoupé de négociations, de ruptures, de trêves, de reprises d’actions militaires, dura trois ans (de 1857 à 186024), et se termina, pour la France, par les traités de Tientsin (27 juin 1858) et de Pékin (25 octobre 1860) : onze nouveaux ports étaient ouverts au commerce occidental et les missions catholiques françaises bénéficiaient de garanties supplémentaires. L’Angleterre avait obtenu l’agrandissement de sa colonie de Hong Kong – la presqu’île de Kowloon –, mais la France n’avait toujours pas de point d’appui en Extrême-Orient.


Dans le même temps, la tension n’avait cessé de monter entre l’Annam et la France. Une mission placée sous la direction de Charles de Montigny, consul à Shanghai, avait été envoyée à Bangkok en 1856 pour y reprendre les relations diplomatiques interrompues depuis la fin du XVIIe siècle : à cette occasion, elle y avait signé, le 15 août, un traité qui accordait à la France les mêmes droits commerciaux que ceux octroyés à la Grande-Bretagne l’année précédente, ainsi que des garanties concernant les missions catholiques. Cette ambassade avait ensuite été dépêchée à Hué25. Fort mal organisée, elle se solda finalement par un grave incident au cours duquel les forts du port de Tourane furent bombardés par des navires de guerre français, en septembre-octobre 1856 ; quant à Montigny, il ne réussit pas à être reçu à Hué et dut se contenter de remettre aux envoyés impériaux un projet de traité auquel l’Annam, évidemment, ne donna jamais aucune suite. Parallèlement, les édits de persécution se succédaient : en 1855, puis 1857. La condamnation à mort et l’exécution, le 22 mai 1857, du grand mandarin Michel Ho Dinh Hy furent très spectaculaires et inquiétantes. Né dans une famille chrétienne de Cochinchine, il avait passé le concours mandarinal et avait été nommé surintendant des moulins à soie royaux. Soutenant l’action des missionnaires et dévoué, durant toute sa carrière, au secours des pauvres, il fut dénoncé, emprisonné et torturé ; finalement, il fut condamné à la décapitation – il sera canonisé en 1988 par le pape Jean-Paul II, en même temps que 116 autres martyrs annamites. Ce fut, bien évidemment, son rang dans le mandarinat qui fit de cette exécution un événement exceptionnel, lequel émut toute la communauté catholique de l’Annam. Son corps fut enterré le jour même, par des chrétiens, dans la cathédrale de Phu Cam à Hué où il se trouve toujours.


Toujours en 1857, Paris décida de s’emparer du port de Tourane, la guerre de Crimée étant désormais achevée. De nombreuses personnalités avaient fait pression sur l’empereur Napoléon III en faveur de cette intervention. Elles appartenaient essentiellement à la Marine, aux Affaires étrangères et aux milieux catholiques – très peu, voire pas du tout aux milieux d’affaires. Pour ce qui était de la Marine, laquelle souhaitait absolument un point de relâche en Extrême-Orient pour ne pas dépendre de Hong Kong ou de Macao, il s’agissait en grande partie d’officiers de la division navale d’Extrême-Orient ; l’amiral Cécille en était un exemple très représentatif. Il en était de même du côté des diplomates : alors que le Quai d’Orsay était assez réticent vis-à-vis de ces projets, les plus grands défenseurs de l’intervention étaient ceux qui étaient en poste en Chine. Quant au milieu catholique, il s’agissait principalement des Missions étrangères, mais celles-ci avaient su rallier de nombreuses autres personnalités catholiques, notamment le père Huc, lazariste, célèbre depuis la parution de son premier livre en 1850, intitulé Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie, le Tibet et la Chine, qui avait fait grande impression. D’ailleurs, nombre de ces marins, diplomates et autres personnalités militaient pour l’intervention armée non du fait de leur profession, mais du fait de leurs convictions religieuses et de l’horreur que leur inspiraient les persécutions en Annam. Pour ce qui était des personnalités catholiques, Georges Taboulet a parfaitement mis en relief le rôle primordial que jouèrent trois missionnaires : Mgr Pellerin, vicaire apostolique en Annam, le père Huc et le père Libois, procureur des Missions étrangères à Hong Kong26. Les deux premiers furent reçus par Napoléon III à plusieurs reprises au cours de l’année 1857. Tous écrivirent des notes et des mémoires qui furent lus par l’empereur et qui le confortèrent dans l’idée qu’il fallait intervenir – ce qu’il pensait déjà. Il trouvait l’intervention nécessaire non seulement par conviction, pour défendre les missionnaires contre les persécutions, mais aussi parce que les catholiques de France constituaient une part très importante de ses soutiens politiques et que très majoritairement, à leurs yeux, il fallait agir. La piété de l’impératrice Eugénie joua aussi probablement un rôle important dans la décision de l’empereur – nombre de missionnaires en Annam étaient espagnols.


Une note du père Huc à Napoléon III aurait été à l’origine de la création d’une « Commission de la Cochinchine27 » en avril 1857, destinée à rendre un avis sur la politique à suivre à l’égard de l’empire d’Annam. Elle était constituée de cinq membres et présidée par le baron Henri Brenier, ministre plénipotentiaire à Naples, qui se trouvait alors à Paris. Les quatre autres membres avaient été respectivement choisis par l’empereur, le ministre de la Marine, celui de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics et celui des Affaires étrangères. Napoléon III, pour sa part, avait désigné le contre-amiral Fourichon, qui, en 1852, avait ramené le père Huc à son bord de Singapour à Suez. Pour marquer leur réticence à l’égard de ces projets, les Affaires étrangères avaient désigné leur directeur des Archives : « La proposition Huc ne paraît admissible, ni au point de vue du droit et des traités, ni au point de vue de l’utilité et encore moins de la nécessité », indiquait une note du Quai reflétant l’opinion du ministre, le comte Walewski. La Marine, quant à elle, avait désigné l’amiral Jaurès, qui avait été en Extrême-Orient de 1852 à 1855. Le ministère de l’Agriculture, du Commerce et des Travaux publics avait désigné le comte Fleury, aide de camp de l’empereur, qui ne représentait en aucune façon les milieux d’affaires. Le 18 mai 1857, la Commission Brenier rendit un rapport qui concluait, plus qu’à la prise de Tourane (non mentionnée), à l’opportunité d’un protectorat pur et simple sur la « Cochinchine », c’est-à-dire l’empire d’Annam. Les raisons invoquées étaient, dans l’ordre, la religion, la position stratégique en Extrême-Orient et, enfin, le commerce.


Au vu de ces conclusions, Napoléon III décida l’intervention probablement en juillet, peut-être même avant. La France disposait alors d’une flotte importante en Extrême-Orient puisqu’elle était en train de préparer avec l’Angleterre, nous l’avons vu, une vaste intervention militaire contre la Chine afin de réviser les traités de 1842-1844 et, en ce qui concernait la France, pour venger la décapitation, en Chine, du père Chapdelaine en février 1856 – les catholiques avaient massivement voté pour les candidats bonapartistes aux élections de juin 1857. Quant à l’allié anglais, durant cet été 1857 il était confronté, en Inde, à la grave révolte des Cipayes. La conjoncture semblait donc des plus favorables.


En juillet, Walewski présenta au Conseil des ministres le projet d’intervention militaire en Annam. L’accueil fut très réticent. Achille Fould, fils de banquier juif, fondateur, avec les frères Pereire, du Crédit mobilier en 1852, ministre d’État et principal ministre de Napoléon III, dont on aurait pu s’attendre à ce qu’il soutînt le projet si celui-ci avait été le fait des milieux d’affaires, s’y déclara opposé. Walewski rapportera ainsi la réaction de Fould : « Fould d’abord nous a dit qu’il ne savait pas où était la Cochinchine, ni ce que c’était ; que, d’ailleurs, puisque Votre Majesté renvoyait l’affaire à l’examen du ministre des Finances [dont Fould assurait en outre l’intérim], c’est qu’Elle ne s’en souciait guère, car le ministre des Finances ne pouvait émettre une opinion favorable à une dépense de 6 millions. Quant à la question de l’opportunité et à la nécessité d’avoir au moins 2 600 hommes de troupe de débarquement, Fould nous a déclaré que c’était le cadet de ses soucis28. » Même l’amiral Hamelin, ministre de la Marine, se montra réservé, estimant que l’entreprise serait « un débouché… pour notre or ».


L’expédition de Tourane

En dépit de ces avis réticents, voire négatifs, Napoléon III n’en décida pas moins une opération contre l’empire d’Annam. Il ne s’agissait plus d’y imposer un protectorat comme l’avait recommandé la Commission Brenier, mais seulement d’y occuper le port de Tourane, une occupation évoquée depuis des décennies29. L’amiral Rigault de Genouilly, bien vu des milieux missionnaires, fut choisi dès juillet 1857 pour prendre le commandement de la division navale d’Extrême-Orient. Dix ans plus tôt, en 1847, commandant la corvette La Victorieuse, il avait déjà participé à un bombardement de Tourane. En novembre 1857, des instructions lui furent données en vue de cette opération. Elles étaient précises sur un seul point : s’emparer de Tourane et y installer une garnison. Pour la suite, l’amiral devrait aviser sur place, étant entendu que les opérations contre la Chine étaient prioritaires. Walewski écrivait ainsi à son collègue de la Marine : « En arrivant, l’amiral devra occuper la baie et le territoire de Tourane. Maître de cette position, il aura à examiner […] si ses efforts doivent tendre à réaliser l’établissement du protectorat sur la Cochinchine [c’est-à-dire l’empire d’Annam], ou s’ils doivent se borner à la conclusion d’un traité de commerce, d’amitié et de navigation, en stipulant des réparations convenables pour les persécutions exécutées contre nos missionnaires, dont la sécurité future devra faire l’objet d’une stipulation formelle30. » En clair, cela signifiait qu’après la prise de Tourane, c’était à l’amiral de décider de la politique de la France vis-à-vis de l’empire d’Annam. Curieuses instructions qui ne faisaient que refléter les dissensions internes du gouvernement français. Décidées en novembre 1857, elles ne furent reçues par l’amiral qu’en janvier 1858.


La flotte française d’Extrême-Orient, engagée dans la seconde guerre de l’Opium aux côtés de la Grande-Bretagne et des États-Unis, avait été rendue disponible par la signature du traité de Tientsin le 26 juin 1858, qui y mettait momentanément fin – les Puissances ayant obtenu l’ouverture de onze nouveaux ports chinois au commerce étranger. Revenant de Chine, l’escadre de Rigault de Genouilly arriva à Tourane le 30 août 1858. Elle était accompagnée de renforts espagnols, les persécutions religieuses affectant également les quelques missionnaires espagnols d’Annam. En effet, après la mise à mort du mandarin Michel Ho Dinh Hy en mai 1857, celle de Mgr Diaz, dominicain espagnol, vicaire apostolique du Tonkin central, en juillet avait fortement ému l’opinion, tant en Espagne qu’en France. Cette exécution avait d’ailleurs été suivie d’une autre en juillet 1858 : celle de Mgr Melchior Garcia, successeur de Mgr Diaz – elle n’était pas encore connue lorsque commencèrent les opérations contre Tourane.


Dès les 1er et 2 septembre 1858, l’amiral Rigault de Genouilly neutralisa les principaux forts de Tourane, autrefois construits par les Français, du temps de Mgr Pigneau. L’opération se fit sans pertes, si ce n’est celles dues aux maladies qui sévissaient durement, tant dans les forces françaises que dans les contingents tagals31. Toutefois, cette occupation de Tourane resta sans lendemain, le gouvernement de Hué n’ayant nullement réagi. Or il s’avéra immédiatement que le corps expéditionnaire manquait tout à la fois de troupes et de moyens adéquats pour se porter sur la capitale, distante d’une centaine de kilomètres, qu’aucune route praticable ne reliait à Tourane. Pour remonter le fleuve, la rivière des Parfums, jusqu’à Hué, il aurait fallu des canonnières à faible tirant d’eau dont l’amiral ne disposait pas. De plus, le ravitaillement des troupes s’avérait difficile. Enfin, l’aide des chrétiens, si souvent évoquée par les missionnaires, ne se manifesta à aucun moment, ce qui découragea quelque peu l’amiral. Bref, force était de constater que la prise de Tourane ne constituait pas un moyen de pression efficace sur le gouvernement annamite.


Que les chrétiens ne se fussent pas manifestés n’était guère surprenant : ils étaient terrorisés par une vague de persécutions qui se poursuivit durant toute l’opération contre Tourane. Dans tout l’empire, des chrétiens furent arrêtés, torturés, mis à mort de façon horrible. Ainsi, le récit de la mort de Mgr Diaz fut bientôt connu à l’étranger : « Le 28 juillet, dans le Bac-ky, on met à mort Mgr Melchior Garcia Sampredo et ses deux jeunes compagnons. L’évêque assiste calmement à la strangulation de Hien et de Tien, puis est à son tour soumis aux tortures. On le lie par les mains et par les pieds à des poteaux, et on met sur lui une espèce de banc de façon à comprimer la poitrine ; cinq bourreaux, armés d’une hachette, coupent ses jambes aux genoux, puis ses bras et sa tête, enfin l’éventrent ; ils enfouissent son corps dans un trou, et font passer les éléphants dessus, mais, d’après un témoin oculaire, ces animaux refusent obstinément ; le chef de l’évêque est exposé pendant quelques jours sur la porte Sud de la ville ; ensuite, il est brisé en morceaux et jeté dans la mer32. » Malheureusement, ce n’était qu’un exemple, mais il en allait de même dans de nombreuses provinces. Dans le meilleur des cas, les chrétiens étaient condamnés au bannissement, au marquage au fer rouge sur le visage, aux chaînes ou à la cangue, mais aussi, très souvent, aux pires souffrances : écrasement sur des planches cloutées, écartèlement, piétinement par des éléphants, noyades, etc. On conçoit aisément que, dans de telles conditions, ils fussent restés cachés durant l’opération de Tourane. Désormais, ils n’étaient plus seulement condamnés pour leur religion, mais aussi pour leur trahison envers leur patrie.


Comme ses instructions le lui permettaient, l’amiral Rigault de Genouilly prit alors une décision fort importante qui allait orienter toute la politique coloniale française en Indochine : celle de changer de stratégie et de porter l’offensive non sur Hué (comme les missionnaires le lui conseillaient, notamment Mgr Pellerin avec lequel il se brouilla à ce sujet), ni sur le nord (comme les Espagnols l’auraient souhaité), mais sur le sud, c’est-à-dire Saïgon. Après deux rebondissements du conflit à Tourane, en octobre et décembre 1858, et après avoir consolidé les positions des troupes – très affectées par la maladie – qu’il laissait à Tourane – quelques centaines d’hommes et deux canonnières –, l’escadre leva l’ancre le 2 février 1859 et arriva à Saïgon le 9. C’était une tout autre opération qui s’engageait.


À Tourane, toutefois, la situation s’avérait difficile. Les Annamites reprirent l’offensive en février 1859, ce qui contraignit l’amiral à y ramener une partie de l’escadre en avril et à lancer une nouvelle offensive en mai. Des pourparlers s’ouvrirent enfin en juin, mais ne donnèrent aucun résultat, si bien que les combats reprirent en septembre. À sa demande, l’amiral, épuisé par la maladie et découragé (il était très critiqué en France), demanda un successeur. Ce fut, dès octobre 1859, le contre-amiral Page, lequel s’efforça par une nouvelle offensive, en novembre, de préserver les positions acquises par son prédécesseur. Ses instructions lui prescrivaient de négocier la liberté de culte pour les chrétiens et la liberté de prédication pour les missionnaires, ainsi que l’admission de consuls dans trois ports de l’empire d’Annam, mais n’exigeaient pas de cession territoriale. Aucun résultat ne put être obtenu. Finalement, décision fut prise d’évacuer Tourane, ce qui fut achevé en mars 1860. À cette date, les hostilités avaient repris avec la Chine – phase finale de la seconde guerre de l’Opium –, et l’Angleterre et la France avaient décidé une nouvelle expédition militaire contre Pékin. L’occupation de Tourane était devenue une affaire embarrassante et tout à fait secondaire.


Du point de vue de Pékin, plusieurs enseignements pouvaient être tirés de l’affaire de Tourane et des événements de Chine même. Tout d’abord, il était assez clair que si la France tenait à obtenir dans l’empire du Milieu les mêmes avantages que l’Angleterre, elle n’y recherchait aucun établissement territorial. Elle n’en avait pas réclamé lors des négociations du traité de Whampoa en 1844, pas plus que lors de celles du traité de Tientsin en juin 1858. Apparemment, elle n’en cherchait pas non plus en Annam : les offres d’accord du contre-amiral Page, fin 1859, n’en comportaient pas. En revanche, dans toutes ces crises, la France avait toujours émis de très importantes revendications quant à la liberté de religion et de prédication et à la protection des missionnaires catholiques, que ce fût en Chine ou en Annam. Pour la Chine, il y avait là un véritable danger, car, depuis des siècles, on avait parfaitement compris à Pékin (comme à Hué) que le christianisme risquait de miner les bases de l’État confucéen. D’ailleurs, la rébellion des Taiping ne s’inspirait-elle pas de la religion chrétienne ? En effet, depuis la fin des années 1840 et le début des années 1850, un illuminé avait créé dans la province du Kouangsi, contiguë de l’empire d’Annam, un mouvement, les « Adorateurs de Dieu », devenu dynastie rebelle des Taiping depuis 1851. Celle-ci connaissait un succès considérable dans de nombreuses provinces, et le gouvernement central se montrait incapable de la mater. N’était-ce pas la preuve du danger que le christianisme représentait pour les États confucéens, Chine et Annam ? Enfin, dernier enseignement de cette offensive contre Tourane : l’Annam s’avérait fort utile pour la défense de la Chine. Il y allait certes du prestige de l’empire du Milieu, mais aussi, plus concrètement, de sa défense sur son flanc sud. Pékin n’oubliera jamais ces quelques évidences tant que durera l’Indochine française.


1. Le Thanh Khoi, Le Viet-Nam. Histoire et civilisation, Paris, Éditions de Minuit, 1955, p. 367.


2. Chesneaux (Jean), Contribution à l’histoire de la nation vietnamienne, Paris, Éditions sociales, 1955, p. 108.


3. Haudrère (Philippe), « Les Missions étrangères et la Compagnie des Indes dans les mers du Sud au XVIIIe siècle », in Les Missions étrangères, Paris, Perrin, 2008, p. 115-123.


4. Sur l’histoire des Missions étrangères de Paris, voir Van Grasdorff (Gilles), La Belle Histoire des Missions étrangères, Paris, Perrin, 2007, et Les Missions étrangères, op. cit.


5. Cordier (Henri), Revue de l’Extrême-Orient, t. II, 1883, p. 306-324, cité par G. Taboulet, La Geste française en Indochine, Paris, Maisonneuve, 1955, vol. I, p. 115.


6. Archives de la France d’outre-mer, Correspondance générale de la Cochinchine, t. I, fol. 91-96. Cité par G. Taboulet, op, cit., vol. I, p. 122.


7. Ibid., vol. I, p. 144-156.


8. Archives des Missions étrangères, vol. 107, p. 255. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 83.


9. Archives des Missions étrangères, vol. 744, p. 725. G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 108.


10. Archives du ministère des Affaires étrangères [AMAE], Asie, Mémoires et documents, vol. 19, fol. 103. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 181.


11. Actuellement Danang.


12. AMAE, consulat de Hué, Tourane, t. 7. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 287.


13. Renouvin (Pierre), La Question d’Extrême-Orient, Paris, Hachette, 1946, p. 28 et suiv.


14. AMAE, Chine, I, fol. 216-222. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 352.


15. Renouvin (Pierre), op. cit., p. 71.


16. 1839-1842. C’est par ce traité que l’Angleterre obtint la cession de Hong Kong.


17. Voir l’article du comte Bernard d’Harcourt, « La première ambassade de France en Chine », Revue des Deux Mondes, vol. 39, 1862, p. 654-673, qui traduit bien l’ambiance de l’époque sur cette question de Chine et l’importance accordée aux affaires religieuses.


18. Meyniard (Charles), Le Second Empire en Indo-Chine (Siam-Cambodge-Annam), Paris, Société d’éditions scientifiques, 1891.


19. Voir Vo Duc Anh (Étienne), La Place du catholicisme dans les relations entre la France et le Viet-Nam de 1851 à 1870, Leiden, Brill, 1969.


20. Archives des Missions étrangères, vol. 304, p. 1261. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 363.


21. AMAE, Correspondance politique de la Chine, t. 17, fol. 92-93. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 387.


22. AMAE, Correspondance politique de la Chine, t. 13, fol. 278. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 383.


23. Meynard (Charles), op. cit.


24. Cordier (Henri), L’Expédition de Chine de 1857-58, Paris, F. Alcan, 1905 ; L’Expédition de Chine de 1860. Histoire diplomatique, Paris, F. Alcan, 1906 ; Cousin-Montauban (Ch.), L’Expédition de Chine de 1860. Souvenirs du général Cousin-Montauban, comte de Palikao, publiés par son petit-fils, le comte de Palikao, Paris, Plon, 1932.


25. Franchini (Ph.), « La genèse de l’affaire de Cochinchine. La mission Montigny », Revue d’histoire des colonies, t. 38, no 136, 1951, p. 427-459.


26. G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 401 et suiv., auquel nous empruntons maintes informations qui suivent.


27. Par « Cochinchine », il faut entendre empire d’Annam dont c’était la désignation traditionnelle.


28. Raindre (Gaston), « Papiers inédits du comte Walewski », Rev. France, 1er mars 1925, p. 53-54. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 413-414.


29. Sallet (Albert), « Campagne franco-espagnole du centre-Annam ; prise de Tourane (1858-1859) », Bulletin des amis du Vieux Hué, XV, no 3, juillet-septembre 1928.


30. AMAE, Mémoires et documents, Chine, t. 22, fol. 330-341. Cité par G. Taboulet, op. cit., vol. I, p. 410.


31. C’est-à-dire philippins, qui constituaient les troupes dépêchées par l’Espagne.


32. Vo Duc Hanh (Étienne), op. cit., p. 335-336.

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