1-3 探索湄公河前往中國 (1863-1870)

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Explorer le Mékong jusqu’en Chine

 (1863-1870)

L’achèvement de la colonisation de la Cochinchine et le protectorat sur le Cambodge allaient constituer un même épisode de la conquête de la péninsule indochinoise par la France. Sous le Second Empire, là s’arrêtera l’Indochine française. C’est, par exemple, ce qu’illustrait le titre du livre Cochinchine française et royaume du Cambodge – premier ouvrage de Charles Lemire, commis des Postes à Saïgon en 1865 et organisateur du télégraphe au Cambodge – publié à la veille de la chute de l’Empire1. La géographie liait ces deux régions, unies par le système hydrographique du Grand Lac et du Mékong. L’histoire aussi les rapprochait, puisque c’était à partir de la Cochinchine, anciennement cambodgienne, que l’empire d’Annam avait occupé et contrôlé les provinces orientales du Cambodge. Les Missions étrangères de Paris, de leur côté, avaient bien compris l’importance de ces liens puisque, dans leur organisation territoriale, le Cambodge n’avait longtemps été qu’une partie du vicariat de Cochinchine occidentale. Il n’en avait été détaché qu’en 1850 et érigé lui-même en vicariat, sous la direction de Mgr Miche, lequel allait jouer un certain rôle dans l’imposition du protectorat de la France sur le royaume.


Le Second Empire indécis

En dépit de la ratification du traité de Saïgon annexant à la France les trois provinces orientales de Cochinchine le 14 avril 1863, le gouvernement de Paris n’avait toujours pas arrêté de politique indochinoise bien nette. Pour la Marine, à Saïgon, il n’était pas question de reculer : non seulement la rétrocession de ces trois provinces n’était pas à l’ordre du jour, mais la tendance était plutôt à l’expansion de la colonie aux autres provinces cochinchinoises, voire au Cambodge oriental jusque-là occupé par l’Annam. En métropole, en revanche, on était très partagé et l’empereur Tu Duc le savait. Les milieux financiers, loin de pousser à la colonisation, s’alarmaient surtout du déficit budgétaire. Napoléon III lui-même hésitait, absorbé qu’il était par l’affaire du Mexique2, beaucoup plus importante que celle de Cochinchine. Par ailleurs, en 1863-1864, des forces françaises et anglaises, certes peu nombreuses, étaient engagées à Shanghai contre les rebelles Taiping aux côtés des troupes impériales chinoises. Comment allaient tourner ces événements ? Finalement, la rébellion s’effondra durant l’été 1864 : les débris de l’armée Taiping, on l’a noté, se réfugièrent dans le nord du Tonkin. Ce sont ces bandes armées qui, sous l’appellation de Pavillons-Jaunes et surtout Pavillons-Noirs, allaient bientôt aider le gouvernement annamite contre l’expansion française et – surprenant retournement de situation – constituer le bras armé de la Chine en Indochine.


Dans ce contexte assez troublé, l’empereur Tu Duc envoya à Paris une ambassade dirigée par Phan Thanh Gian, le négociateur du traité de Saïgon, pour tenter d’en obtenir un autre, moins léonin. Cela ne pouvait qu’inquiéter la Chine : l’Annam était-il en train de se donner un autre suzerain ? Il s’ensuivit, entre Paris et la Cochinchine, une période d’assez grande confusion. L’ambassade annamite parvint à Paris le 13 septembre 1863 et fut reçue par l’empereur Napoléon le 5 novembre. Depuis son arrivée en France, Phan Thanh Gian s’était fait assister du capitaine de frégate Gabriel Aubaret pour rédiger un nouveau traité. Ce dernier avait fait la campagne de Chine et de Cochinchine, puis, bon connaisseur de la langue et des affaires annamites, avait servi d’interprète dans la négociation du traité de Saïgon et, pour cette raison, avait été intégré à l’ambassade de Phan Thanh Gian en France. Or, Aubaret, estimant la colonisation de la Cochinchine impossible, avait rédigé pour le négociateur annamite un projet de nouveau traité prévoyant le rachat de la Cochinchine par la cour de Hué, mais le maintien de la France à Saïgon, ce qui correspondait aux propositions de Tu Duc. Napoléon III s’étant apparemment rallié aux vues de l’ambassadeur d’Annam, ce dernier crut ce projet accepté et repartit pour Hué fort satisfait. Quant à Aubaret, il fut nommé consul à Bangkok et chargé, dans un premier temps, de se rendre à Hué pour faire accepter ce nouveau traité par Tu Duc. Or, ce dernier, constatant le recul des Français, d’ailleurs confrontés à une guérilla incessante en Cochinchine, voulut obtenir de nouvelles concessions, notamment la transformation d’un tribut perpétuel – qui avait été inclus dans le projet et qui paraissait établir une vassalité de la Cochinchine à l’égard de la France – en une indemnité de guerre fixe. Ce tribut perpétuel aurait ainsi substitué à la suzeraineté chinoise une sorte de suzeraineté française, au moins en ce qui concernait la Cochinchine. Aubaret accepta la transformation en simple indemnité de guerre et signa le traité le 15 juillet 1864, mais sous condition de l’accord de Paris, c’est-à-dire ad referendum. La formule était plus acceptable pour la Chine.


La situation était d’autant plus compliquée que s’était immiscé dans cette négociation le sous-officier Charles Duval3, l’homme qui avait soutenu le rebelle catholique Lê Duy Phung au Tonkin contre la cour de Hué. Présent à Paris durant l’ambassade de Phan Thanh Gian, il réussit à convaincre plusieurs personnalités influentes – en particulier le duc de Morny, le maréchal Randon, ancien gouverneur de l’Algérie et ministre de la Guerre, le ministre des Affaires étrangères Drouyn de Lhuys – de la nécessité de ne pas abandonner la Cochinchine. Il y réussit si bien que ce dernier l’adjoignit à la mission Aubaret envoyée à Hué pour mieux le contrôler. Une campagne de presse fut déclenchée en métropole contre ce nouveau traité. Pour la première fois, on vit les milieux d’affaires se mobiliser en faveur de la colonie, par exemple Lucien Arman (un important constructeur naval à Bordeaux, très proche de Napoléon III, député au Corps législatif), mais aussi les chambres de commerce, les milieux catholiques, etc. En fait, on assista à la naissance de ce qu’on appellera désormais le « parti colonial ». Le retournement final fut surtout le fait de deux personnalités déterminantes : l’amiral de La Grandière, nouveau gouverneur de la Cochinchine depuis mai 18634, qui se prononça sans ambiguïté contre le traité Aubaret, et le ministre de la Marine, Chasseloup-Laubat.


Mis à part un intermède de quelques mois en 1865, le contre-amiral de La Grandière fut gouverneur de Cochinchine dès la ratification du traité de Saïgon en 1863 jusqu’en 1868. Sous son commandement, la France allait imposer son protectorat sur le Cambodge et achever la conquête de la Cochinchine. Finalement, en novembre 1864, le gouvernement prit la décision de ne pas accepter le traité Aubaret. On en restait donc au traité de Saïgon ratifié en avril 1863. C’était une incontestable victoire pour la Marine, appuyée par les catholiques et les milieux d’affaires. Victoire qui allait leur ouvrir à tous de nouvelles perspectives, bientôt exploitées en Cochinchine occidentale et au Cambodge.


De la Cochinchine au Cambodge

La situation du Cambodge était fort complexe, tant sur le plan intérieur que sur le plan international. À l’intérieur, les problèmes de succession compliquaient sans cesse la vie politique du royaume. En 1845, le Siam avait réussi à imposer son favori, le roi Ang Duong, couronné en 1847. En 1860, son fils Norodom lui avait succédé, mais il avait dû faire face à la rébellion de son frère Si Votha. Bref, à chaque règne, le pays était confronté à des dissensions dynastiques, voire à de véritables rébellions.


Sur ces crises intérieures se greffaient inévitablement des difficultés extérieures, chacun des protagonistes cherchant des soutiens soit à Bangkok, soit à Hué5, soit auprès des Européens. Ainsi le roi Ang Duong avait-il tenté de se protéger en sollicitant l’appui de la France en 1854 ; la réponse de Paris avait été l’envoi de la mission de Charles de Montigny en 1855, laquelle avait échoué du fait de la maladresse de ce dernier et de l’opposition du Siam. Norodom, quant à lui, avait fait appel au Siam en 1862 contre son frère Si Votha. Contrairement à ce qui se passait pour l’empire d’Annam, la Chine était totalement à l’écart de ces affaires cambodgiennes : le tribut cambodgien à l’empire du Milieu était depuis longtemps tombé en désuétude, même si, à Pékin, on s’en tenait toujours au principe de la suzeraineté chinoise sur le royaume.


Le résultat de ces crises intérieures et de ces interventions extérieures était un grignotage incessant du territoire. À l’ouest, depuis la fin du XVIIIe siècle, le Siam occupait les deux provinces de Battambang et Siem Reap (donc Angkor) ; après 1813, il avait également occupé les provinces septentrionales du royaume. À l’est, depuis 1833, toutes les provinces entre l’Annam et le Grand Lac étaient occupées par les Annamites. Ce n’était pas seulement l’indépendance du Cambodge qui était menacée, mais son existence même.


L’amiral Bonard, on l’a rappelé, se rendit au Cambodge en septembre 1862 dans ce contexte difficile. Rendant compte de cette « excursion », il était clair qu’il songeait déjà à l’inclure, d’une manière ou d’une autre, dans le périmètre colonial de la France en Indochine. La pauvreté du pays l’avait impressionné : « Les révolutions, les dissensions intestines, la pression et les ravages successifs causés par la guerre de Siam et de la Cochinchine [l’empire d’Annam], se disputant les débris d’un grand empire, ont fait de ce beau pays presque un désert, habité par une population misérable6. » Mais le relevé des ressources qu’il fit en disait long sur sa pensée : il serait fort nécessaire pour la protection de la nouvelle possession en Cochinchine de disposer des ressources qu’offrait le Cambodge et d’en éradiquer l’influence du Siam.


Par ailleurs, au Cambodge, l’évêque Mgr Miche faisait tout ce qui était en son pouvoir pour y établir une présence française. Il s’était déjà beaucoup impliqué en ce sens lors de la mission de Montigny en 1855, mais en vain. Il est clair qu’il était beaucoup plus favorable à une implantation militaire de la France dans le royaume que ne l’étaient les autorités des Missions étrangères à Paris. Le prélat était persuadé que l’évangélisation exigeait préalablement la fin des désordres qui sévissaient dans tout le Cambodge. Aussi s’employait-il assidûment à y faciliter la politique des gouverneurs de Cochinchine, en particulier celle de l’amiral de La Grandière quand celui-ci fut nommé à Saïgon. C’est l’évêque qui, en juin 1863, prévint ce dernier que le roi Norodom pourrait être amené à rechercher la protection de la France ; et c’est également lui qui servit d’intermédiaire, quelques semaines plus tard, lors de la conclusion d’un traité franco-cambodgien.


L’amiral de La Grandière prit finalement une première décision apparemment modérée : envoyer sur le Mékong une mission – commandée par le lieutenant de vaisseau Doudart de Lagrée – pour collecter des renseignements, notamment hydrographiques, sur le fleuve, et plus généralement le Cambodge, afin de guider utilement le gouverneur dans ses rapports avec la cour d’Oudong, alors capitale du royaume. Ce n’était qu’un préambule, mais en fait Doudart de Lagrée fit accepter le principe du protectorat au roi Norodom. En juillet 1863, l’amiral se rendit lui-même à Oudong, où il fut reçu par le roi, comme son prédécesseur avant lui. Ayant succédé depuis peu de temps à l’amiral Bonard qui lui-même s’était rendu à Oudong quelques mois plus tôt, il était normal que le nouveau gouverneur voulût, à son tour, rencontrer le roi. Toutefois, l’amiral alla beaucoup plus loin que Bonard en proposant à Norodom la signature d’un traité de protectorat, le Cambodge et la Cochinchine française étant limitrophes. En dépit de ses réticences, le roi, qui craignait surtout les représailles du Siam, finit par accepter le traité le 11 août 18637. Était-il conscient de ce que signifiait, en droit international occidental, le terme « protectorat » ? On peut en douter, car, après avoir signé ce traité avec la France, il accepta, en novembre 1863, d’en signer un autre, secret, avec le Siam (ratifié en janvier 1864) par lequel il reconnaissait la suzeraineté de Bangkok sur son royaume. Saïgon l’apprit par la presse anglaise de Singapour. Nous le verrons, ce second traité demeura finalement lettre morte.


Par le traité avec la France, affirmait le préambule, « S.M. l’Empereur des Français consent à transformer ses droits de suzeraineté en un protectorat ». Voilà une affirmation pour le moins spécieuse. En quoi la cession de trois provinces de Cochinchine par le gouvernement de Hué à la France conférait-elle à cette dernière des droits de suzeraineté ? On avait voulu trouver une justification juridique au traité, mais l’argument était évidemment sans grande valeur. La suite du traité était très classique, prévoyant liberté de commerce et liberté religieuse, mais aussi fourniture de bois pour la Marine. En fait, non seulement ce traité conférait à la France une position dominante au Cambodge, mais il y contrecarrait définitivement les empiètements territoriaux du Siam, voire les ambitions anglaises. De toute évidence, c’était l’œuvre très personnelle de l’amiral de La Grandière ; aucune directive de Paris ne l’autorisait à prendre une telle initiative. Mis devant le fait accompli, le gouvernement français fut d’ailleurs assez lent à l’entériner ; finalement, Napoléon III donna son accord, mais seulement en avril 1864. Comme en Cochinchine, l’expansion française au Cambodge était essentiellement l’œuvre de la Marine, au sein de laquelle le rôle de l’amiral de La Grandière fut prépondérant.


Pour amadouer l’opposition du Siam, on couronna le roi Norodom, le 3 juin 1864, dans sa nouvelle capitale de Phnom Penh, en présence, outre la délégation française, d’un représentant siamois, la couronne et autres insignes royaux ayant été rapportés de Bangkok8. Cette question des relations entre la France et le Siam à propos du Cambodge, qui allait connaître de nombreux rebondissements durant les décennies suivantes, demeurera une pierre d’achoppement permanente dans les rapports entre les trois pays jusqu’à la Seconde Guerre mondiale.


Explorer le Mékong

Par l’annexion des trois provinces de Cochinchine en 1862 et le protectorat sur le Cambodge en 1863, la France contrôlait désormais tout le Mékong inférieur. On savait que le fleuve prenait sa source en Chine, rien de plus. Bien évidemment, chez certains officiers de Marine stationnés à Saïgon, l’idée d’explorer le grand fleuve germa très tôt. Georges Taboulet, dans sa Geste française en Indochine, expose comment en 1863 un petit groupe d’officiers de Marine en poste à Saïgon, qui se réunissaient régulièrement autour de l’un d’eux, l’enseigne de vaisseau Francis Garnier, alors administrateur de la ville chinoise de Cholon, se mit à réfléchir très concrètement à un projet d’expédition pour remonter le Mékong9. C’est ce qu’on a appelé les « soirées de Cholon ». Dès le début de 1864, un projet fut soumis à l’amiral de La Grandière par un groupe de jeunes officiers de marine (Francis Garnier, vingt-cinq ans, et deux de ses compagnons eux aussi officiers de Marine, le vicomte Henri de Bizemont, vingt-cinq ans également, et Éliacin Luro, vingt-sept ans) : « Il est inutile d’insister pour prouver combien serait précieuse la certitude de la navigabilité complète de ce grand fleuve, apportant jusqu’à Saïgon les produits du Laos et de la Chine centrale, qui dévient aujourd’hui sur Canton et sur Bangkok, à l’aide de pénibles transports à dos d’éléphants. Tout se réunit pour faire de cette exploration une entreprise aussi pratiquement utile que scientifiquement intéressante. » L’exploration du Mékong ne fut donc pas, à l’origine, une entreprise de milieux d’affaires, mais une aventure de jeunes officiers de Marine enthousiastes10. Le projet réussit à séduire la hiérarchie de la Marine : l’amiral de La Grandière le soumit avec avis favorable au marquis de Chasseloup-Laubat. Comment ce dernier, certes ministre de la Marine, mais aussi tout récent président de la prestigieuse Société de géographie, aurait-il pu ne pas l’avaliser ? La décision fut finalement prise par Napoléon III en 1865 et, les préparatifs achevés, l’expédition quitta Saïgon le 5 juin 1866, sous le commandement du capitaine de frégate Doudart de Lagrée, Francis Garnier étant son second11.


Les instructions de l’amiral de La Grandière étaient nettes : « Déterminer géographiquement le cours du fleuve par une reconnaissance poussée le plus loin possible ; chemin faisant, étudier les ressources des pays traversés, et rechercher par quels moyens efficaces on pourrait unir commercialement la vallée supérieure du Mékong au Cambodge et à la Cochinchine. » La géographie, certes, mais aussi les ressources et le commerce : c’étaient en somme les prémices de l’exploitation économique de la péninsule indochinoise. L’expédition se rendit tout d’abord à Phnom Penh et Angkor – Doudart de Lagrée était passionné par ces temples anciens –, puis Louang Prabang, au Laos. Rapidement, il s’avéra que le fleuve, du fait des rapides, ne pourrait jamais constituer une voie d’accès à la Chine du Sud comme on l’avait espéré. C’était une cruelle déconvenue. Toutefois, elle fut bientôt compensée par une belle découverte. Par le fleuve Rouge, débouchant au Tonkin, la Chine pouvait tout de même être atteinte : « Il est inutile d’insister sur les conséquences que pourrait avoir l’ouverture du fleuve du Tong King, portant immédiatement les produits du Yunnan vers le port de Saïgon12. » Une découverte qui portait en elle, c’était évident, la future conquête du Tonkin et de l’Annam, l’idée d’une zone d’influence française au Yunnan, la construction du chemin de fer du Yunnan, etc. C’est en Chine que Doudart de Lagrée, épuisé, décéda en mars 1868. Sous le commandement de Francis Garnier, l’expédition chercha à atteindre les sources du Mékong, mais les autorités musulmanes du Yunnan, rebelles, lui interdirent de poursuivre. L’expédition rentra par le fleuve Bleu, et prit finalement un bateau des Messageries maritimes à Shanghai pour arriver à Saïgon le 19 juin 1868 après deux ans d’exploration et de travaux. Le retentissement fut considérable non seulement à cause de l’exploit humain accompli, mais aussi en raison des conséquences pratiques qui allaient en être tirées au fil des années. La colonisation de la péninsule indochinoise allait forcément s’orienter dans une nouvelle direction, mais aussi se heurter plus durement à la Chine. D’une certaine façon, on se dirigeait vers la guerre franco-chinoise qui éclaterait quinze ans plus tard.


Achever la conquête de la Cochinchine

Par ailleurs, durant ces deux années (1866-1868), la situation de la Cochinchine avait beaucoup évolué. L’œuvre accomplie par l’amiral de La Grandière avait profondément modifié la physionomie des trois provinces annexées en 1862. L’administration du pays avait atteint un point d’équilibre. Après une administration très directe sous l’amiral Charner, puis très indirecte sous l’amiral Bonard, on en était arrivé à une solution intermédiaire. Les inspecteurs des Affaires indigènes, issus le plus souvent de la Marine, mais pas exclusivement, continuaient à avoir la haute main sur l’administration des préfectures et sous-préfectures, mais les différences de situation selon les provinces avaient été respectées et, lorsque c’était possible, le mandarinat traditionnel maintenu en place et l’administration communale annamite préservée. La situation budgétaire avait été assainie, les recettes commençant à alimenter un budget propre à la Cochinchine de moins en moins déficitaire. Une justice civile avait été mise en place, les tribunaux annamites traditionnels étant maintenus lorsque aucun Européen n’était en cause. Le régime de la propriété avait été précisé pour les Annamites, de façon à les tranquilliser et à obtenir leur collaboration ; des biens devenus vacants du fait de la guerre ou de la fuite d’anciens propriétaires avaient été redistribués, ce qui tendait à l’éclosion d’une classe sociale nouvelle – comptant de nombreux chrétiens – qui, quelques années plus tard, fut à l’origine d’une bourgeoisie cochinchinoise sur laquelle la France put s’appuyer. Une partie de ces propriétés avait déjà été transformée en vastes domaines consacrés à la riziculture ou à des cultures de plantation comme l’hévéa. Mais dans le même temps, il est vrai, le développement de cette colonisation agraire, remplaçant la colonisation pratiquée par la cour de Hué depuis des décennies, attirait des populations venues de l’empire d’Annam qui, bien souvent, se retrouvaient dans une situation de dépendance et de précarité. Des programmes ambitieux de travaux publics avaient été entrepris : facilités portuaires de Saïgon, réseau routier, canaux, lignes télégraphiques, etc. Les missionnaires et les ordres religieux féminins – en particulier les Sœurs de Saint-Paul de Chartres – avaient été mis à contribution en matière d’écoles, d’hôpitaux, d’orphelinats. La situation générale était bien loin d’être totalement satisfaisante, mais en peu d’années beaucoup avait été entrepris.


L’insécurité, toutefois, demeurait préoccupante. Des résistances se manifestaient partout, soit du fait de populations le plus souvent entraînées par les mandarins, soit du fait d’individus qu’on appelait « pirates », terme qui recouvrait en fait des réalités bien différentes : résistants hostiles à l’administration française, réfugiés non stabilisés, mais aussi éléments déclassés ou franchement hors la loi. Cette situation était un obstacle majeur à l’organisation et à la mise en valeur de la colonie. En décembre 1862, du temps de l’amiral Bonard, la rébellion de la ville de Go Cong, organisée par un mandarin militaire avec l’appui de la cour de Hué, avait été très sérieuse. Il avait fallu, pour la réprimer, faire appel à des troupes françaises supplémentaires, amenées de Chine, et des troupes de tagals venues des Philippines. Elle avait perduré jusqu’en février 1863. Parmi tous ces troubles, une rébellion ouverte, celle de Poukambo, de nature très différente, avait également inquiété fortement l’amiral de La Grandière. Poukambo était un bonze cambodgien d’Angkor qui rêvait de restaurer l’ancien Empire khmer. En janvier 1866, à la tête d’une troupe de Cambodgiens de Cochinchine et d’Annamites, il s’était attaqué à la citadelle de Tay Ninh en Annam. Puis, avec plusieurs milliers de Cambodgiens, il avait porté l’insurrection au Cambodge même, dans la province orientale de Baphnom, et s’était établi entre Oudong et Phnom Penh. Les troupes royales cambodgiennes s’avérèrent incapables d’enrayer la rébellion et les patrouilles françaises sur le Mékong et le Grand Lac étaient tout aussi inefficaces. En décembre 1866, Poukambo attaqua même Oudong, défendu par des troupes françaises. Il fut finalement fait prisonnier et exécuté par les Cambodgiens en décembre 186713.


Toutes ces difficultés, notamment la rébellion de Poukambo, et surtout la participation des Annamites soutenus par la cour de Hué, amenèrent finalement l’amiral de La Grandière à prendre, à nouveau, une décision d’importance : l’annexion des trois provinces occidentales (Vinh Long, An Giang et Ha Tien) laissées à l’empire d’Annam par le traité de 1862. Le prétexte était qu’elles servaient de refuges aux rebelles. De plus, elles étaient désormais complètement séparées territorialement du reste de l’Empire annamite depuis l’annexion des trois provinces orientales. En fait, l’amiral était depuis longtemps partisan de cette annexion. En juin 1867, il prit la tête d’une opération militaire qui fut rapidement maîtresse des trois provinces convoitées. Celles-ci, toujours sous le commandement de Phan Thanh Gian, l’ancien ambassadeur d’Annam à Paris, se rendirent sans combat. Phan Thanh Gian, fondamentalement patriote, mais aussi convaincu que son pays devait se moderniser avec l’aide de la France, avait opté pour la non-résistance. En cela, il désobéissait à son empereur, aussi choisit-il le suicide après avoir fait une dernière proclamation dont il assumait l’entière responsabilité : « Il te serait, se disait-il à lui-même, aussi insensé de vouloir renverser les ennemis par les armes qu’au jeune faon d’attaquer le tigre. Tu attirerais inutilement de grands malheurs sur les peuples que le Ciel t’a confiés. J’ai donc écrit à tous les mandarins et à tous les chefs de guerre de briser les lances et de remettre les forts sans combat14. »


Bien évidemment, aucune directive de Paris n’avait autorisé l’amiral à prendre, seul, une telle initiative. Il achevait ainsi, de son propre chef, la colonisation de l’ensemble de la Cochinchine, comme il avait obtenu le protectorat sur le Cambodge. La Marine était toute-puissante. À Paris, le nouveau ministre de la Marine, l’amiral Rigault de Genouilly, l’homme de Tourane et Saïgon, fut quelque peu choqué, peut-être moins par le fait accompli que par le peu de respect dont avait témoigné l’amiral de La Grandière à l’égard de la hiérarchie politique : en mai, il lui avait demandé « d’attendre son autorisation ». L’affaire remonta évidemment jusqu’à Napoléon III, qui, finalement, avalisa l’entreprise. En août, l’amiral de La Grandière reçut les pleins pouvoirs pour régler juridiquement l’affaire avec la cour de Hué, c’est-à-dire lui faire officiellement reconnaître ce nouvel abandon territorial. Celle-ci refusa de négocier. La nouvelle Cochinchine française était ainsi fondée, mais sans traité reconnaissant son existence. Il faudra attendre 1874 pour que le litige – d’importance – se règle enfin.


Avant de partir avec l’expédition d’exploration du Mékong, Francis Garnier avait écrit, le 1er mars 1865, dans une publication signée « G. Francis » : « La possession de nos trois provinces reste insuffisante et devient dangereuse si on ne la complète pas, dans un délai très court, par la conquête du reste de la Cochinchine. Les Annamites eux-mêmes ont toujours considéré les six provinces comme formant un tout indivisible […]. Tant que subsistera cette situation géographique, nous subirons l’hostilité sourde et permanente de la classe élevée, l’hésitation défiante et ruineuse des masses15. » Revenu de son expédition en 1868, il trouva une Cochinchine devenue entièrement française, composée des six provinces, conformément à ses vœux. Des vœux qui n’étaient pas seulement les siens, mais bien ceux de la majorité de la Marine stationnée en Cochinchine.


Au retour de Francis Garnier à Saïgon, une seconde question avait été réglée, celle de la suzeraineté et de la présence du Siam au Cambodge. Le traité secret entre le Cambodge et le Siam, par lequel le premier reconnaissait la suzeraineté du second, signé aussitôt après le traité franco-cambodgien de 1863, avait évidemment inquiété la France. Paris avait donc chargé son consul à Bangkok, Aubaret, de reprendre des négociations et d’amener le Siam à abandonner ses prétentions. Ce dernier était effectivement parvenu, dès avril 1864, à trouver un arrangement avec Bangkok, mais un arrangement qui allait très loin, puisqu’il admettait la suzeraineté siamoise sur les principautés laotiennes et traçait une frontière entre le Siam et ces dernières assez favorable à Bangkok. Le gouvernement français refusa cet arrangement. Comme l’avait fait l’Annam en 1863, le Siam décida d’envoyer une ambassade à Paris : elle fut reçue en grande pompe par Napoléon III le 27 juin 1867 au palais de Fontainebleau ; le peintre Gérôme immortalisa la scène et les ambassadeurs firent de riches cadeaux qui vinrent compléter le cabinet chinois de l’impératrice. L’ambassade permit de reprendre des négociations qui aboutirent enfin à un traité signé à Paris le 15 juillet 1867.


Ce traité, ratifié le 29 février 1868, n’était qu’en partie favorable à la France. L’échec au Mexique – l’empereur Maximilien avait été exécuté une semaine avant la réception des ambassadeurs siamois à Fontainebleau –, la rébellion de Poukambo au Cambodge, et surtout la menace prussienne n’avaient pas permis pas au gouvernement français d’être trop exigeant. Certes, la France avait obtenu ce qu’elle jugeait essentiel, à savoir que « S.M. le roi de Siam reconnaît solennellement le protectorat de S.M. l’Empereur des Français » (art. 1er) et renonce à « tout tribut, présent et autres marques de vassalité de la part du Cambodge » (art. 3). Le traité secret entre le Siam et le Cambodge était « déclaré nul et non avenu » (art. 2). Les clauses de l’arrangement d’Aubaret concernant le Laos étaient abandonnées : il ne fallait pas hypothéquer l’avenir de ce pays qui s’avérait intéressant, l’expédition de Francis Garnier était en train de le prouver. En revanche, le traité entérinait la souveraineté du Siam sur les provinces cambodgiennes de Battambang et Siem Reap (Angkor) (art. 4), c’est-à-dire une grande partie de l’Ouest cambodgien.


Qu’était-ce donc qu’un protectorat qui n’était pas capable de préserver l’intégrité territoriale ? Le roi Norodom protesta, l’amiral de La Grandière exprima son désaccord total : « C’est un acte inutile dans son ensemble et honteux », écrivit-il au directeur des Colonies à Paris ; à Saïgon, le traité fut considéré comme une faute. Il faudra attendre près de quarante ans – 1907 – pour que le Cambodge récupère ses provinces occidentales.


En dépit des rébellions qui continuaient à perturber la Cochinchine comme le Cambodge, l’autorité de la France n’en était pas moins définitivement établie dans ces deux régions. Aussi, désormais, était-ce vers le nord de la péninsule que commençait à regarder le « parti colonial ». Les résultats de l’expédition de Doudart de Lagrée et Francis Garnier y contribuaient pour beaucoup. Les difficultés avec la Chine allaient se multiplier.


1. Lemire (Charles), Cochinchine française et royaume du Cambodge, Paris, Challamel, 1869.


2. Cette affaire concerne l’expédition militaire de la France au Mexique entreprise en vue d’y fonder un empire catholique profrançais faisant équilibre aux États-Unis protestants, empire dont la couronne fut confiée à l’archiduc Ferdinand-Maximilien, le frère cadet de l’empereur François-Joseph Ier.


3. Charles Duval a écrit des Souvenirs militaires, Paris, 1900.


4. Voir la liste des gouverneurs en annexe.


5. Khin Sok, Le Cambodge entre le Siam et le Viêtnam (de 1775 à 1860), Paris, EFEO, 1991.


6. Bonard (amiral), « Exploration du Grand fleuve du Cambodge (septembre 1862) », Revue maritime et coloniale, t. VII, 1863, p. 244.


7. Moura (Jean), Le Royaume du Cambodge, Paris, Ernest Leroux, 1883, tome 2, p. 147 et suiv. Jean Moura, officier de Marine, bon connaisseur du Cambodge, fut nommé représentant de la France dans le royaume en 1868.


8. On trouvera un long exposé de cette affaire in L. M. de Carné, « Le royaume du Cambodge et le protectorat français », Revue des Deux Mondes, t. 79, 1869, p. 852-879.


9. G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 552 et suiv.


10. Voir le livre d’E. Luro, Le Pays d’Annam, Paris, Leroux, 1878, et sa préface par Henri de Bizemont.


11. Gomane (Jean-Pierre), L’Exploration du Mékong. La mission Ernest Doudart de Lagrée-Francis Garnier (1866-1868), Paris, L’Harmattan, 2000.


12. Garnier (Francis), Voyage d’exploration en Indo-Chine, Paris, Hachette, 1885, p. 527.


13. Moura (Jean), op. cit., t. II, p. 167-170.


14. Branda (Paul), Récits et nouvelles, Paris, 1869, p. 171 et suiv. Cité in G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 519.


15. G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 544.

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選擇汪精衛 中華帝國會像奧匈帝國鄂圖曼土耳其帝國一樣戰敗解體 因為站錯了隊伍 北洋軍閥頭腦比汪精衛清楚 所以一戰才能拿回山東 孫文拿德國錢,他是反對參加一戰 選擇蔣介石, 中國將淪為共產主義國家 因為蔣介石鬥不過史達林 蔣介石即使打贏毛澤東 中國一樣會解體 中國是靠偽裝民族主義的...