1-2 法國在西貢,中國無力(1859-1863)

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La France à Saïgon, la Chine impuissante (1859-1863)

Entre les deux séries d’opérations contre Tourane, en 1858 et 1859, c’était donc sur le Sud que l’amiral Rigault de Genouilly, changeant de stratégie, avait fait porter l’offensive franco-espagnole1. D’un point de vue strictement naval, la décision résultait de considérations tout à fait pratiques. La rivière des Parfums ne pouvait être remontée sans petites canonnières utilisables en eaux peu profondes : atteindre la capitale impériale, Hué, supposait donc une expédition terrestre pour laquelle les moyens étaient insuffisants. En revanche, Saïgon, au débouché d’un large bras du Mékong, pouvait être atteinte par l’escadre. Toutefois, au-delà de ces raisons strictement militaires, la décision résultait également d’un calcul politique qui n’était pas sans fondement, mais était lourd de conséquences. En portant le conflit dans ce qu’on appelait alors la Basse-Cochinchine – et qui allait devenir, tout simplement, la Cochinchine française –, on coupait l’empire d’Annam d’une région qui lui fournissait une grande partie de ses ressources en riz. Par ailleurs, on mettait la main sur le point névralgique du dispositif militaire annamite qui lui permettait de dominer toute la partie orientale du Cambodge. Basse-Cochinchine, ancienne possession de l’Empire khmer, et Cambodge de l’Est contrôlé par l’Annam, autrement dit la vallée inférieure du Mékong, ne faisaient qu’un sur le plan géographique et stratégique, et quasiment sur le plan politique, du fait de l’occupation annamite dans les provinces orientales du Cambodge. Rigault de Genouilly avait même imaginé que les Cambodgiens pourraient profiter de l’action française pour secouer le joug annamite, ce qui ne sera pas le cas.


Non plus Tourane, mais Saïgon

Entre les deux interventions à Tourane, l’escadre sous son commandement commença les opérations contre Saïgon le 10 février 1859 ; la citadelle fut prise une semaine plus tard et le général Vo Duy Ninh, qui la commandait, se suicida peu après. Quelques jours plus tard, l’amiral écrivait au père Libois, toujours à Hong Kong : « Le fleuve est propre à la navigation des vaisseaux de ligne ; il y a tous les éléments nécessaires pour fonder une colonie agricole et commerciale. Aussi me suis-je préoccupé de mettre la main sur ce joyau. Mais le Gouvernement voudra-t-il en tirer parti2 ? » Au fond, on retombait dans le cas de figure de Tourane. Que voulait exactement le gouvernement français : protection des missionnaires, point de relâche vers la Chine, accroissement du commerce, établissement territorial fixe, protectorat sur l’ensemble de l’empire d’Annam ? Rien de tout cela n’avait vraiment été décidé, les directives étaient floues et les renforts et approvisionnements insuffisants. On risquait de devoir abandonner Saïgon.


Avant de repartir pour Tourane, Rigault de Genouilly prit le parti de faire sauter la citadelle de Saïgon et de laisser sur place quelques troupes françaises et espagnoles – environ un millier d’hommes – sous le commandement du capitaine de frégate Jauréguiberry. Mais, ainsi délaissée, la petite garnison eut bien du mal à résister à la pression des troupes annamites qui consolidaient leurs quelques points d’appui et pratiquaient d’incessantes actions de guérilla. De plus, la guerre en Italie (avril-juillet 1859) ralentissait les envois de renforts ; par ailleurs, l’occupation française de Canton depuis 1857, le maintien provisoire de la garnison de Tourane et l’envoi de troupes en Chine en 1859, en prévision de nouvelles interventions militaires – reprise de la seconde guerre de l’Opium3 – ne permettaient guère de renforcer la garnison de Saïgon. La priorité allait aux opérations de Chine, non à celles de Cochinchine.


Le remplacement à la tête de l’escadre de Rigault de Genouilly par le contre-amiral Page, en novembre 1859, modifia à peine le cours des événements. La situation militaire de la garnison demeurait très préoccupante. Saïgon avait à faire face de la part des Annamites – au nombre d’environ 10 000 – à un harcèlement que les troupes franco-espagnoles avaient bien du mal à contrecarrer. De mars 1860 à février 1861, le blocus faillit les couper de leurs sources de ravitaillement. On n’était pas loin de devoir abandonner Saïgon comme on avait abandonné Tourane.


Le Saïgon qu’avaient découvert les Franco-Espagnols était une ville en triste état, du moins d’après Jules Silvestre, un militaire qui fera une longue et très brillante carrière en Indochine où il jouera un rôle politique important lorsqu’il sera devenu directeur des Affaires politiques au Tonkin, au début des années 1880 : « Saïgon ne se releva qu’imparfaitement du coup que lui avait porté l’insurrection de 1833-364 ; cependant, à l’apparition des Français, en 1859, une quarantaine de villages étaient groupés autour de la citadelle […] avec une population d’environ 50 000 âmes […]. Quant à l’aspect de la ville, on peut dire que rien n’y rappelait la cité régulière qu’avaient tracée les ingénieurs français5 ; du jour où Saïgon, descendue d’abord de son rang de capitale royale, avait encore perdu sa vice-royauté, les édifices construits par Gia Long avaient été détruits ou abandonnés, les rues, envahies par la végétation et les empiètements des particuliers, n’étaient plus que des sentiers tortueux et semés de fondrières ; des maisons, groupées ici sans ordre, éparses là-bas ; telle se présentait Gia Dinh à l’occupation française, dominée par sa forteresse – un grand carré bastionné, aux remparts revêtus en maçonnerie6. »


Cela n’empêcha pas l’amiral Page, au début de son commandement, tant que les communications avec l’extérieur furent préservées, d’ouvrir Saïgon au commerce international en décidant la liberté de l’exportation du riz et l’abaissement de 50 % des droits de douane. Il fut même question de premiers projets d’aménagement pour la ville. On commença à y installer des bureaux administratifs, un hôpital provisoire, des logements d’officiers ; quelques Français arrivèrent à la suite des troupes et ouvrirent des magasins de fortune. De plus, pour la première fois, les chrétiens se manifestèrent. Certains avaient collaboré à la conquête de la ville et plus de 3 000 vinrent s’y réfugier, en provenance de Tourane et de certaines régions de Basse-Cochinchine : ils furent à l’origine du repeuplement de Saïgon. Malheureusement, la reprise des hostilités et le blocus auquel la ville fut soumise à partir de mars 1860 ne permirent pas de poursuivre en ce sens.


Mais il était évident que, par cette action à Saïgon, on s’éloignait des objectifs initiaux assignés à l’escadre, qui étaient la défense des missionnaires. Dans une proclamation, l’amiral n’avait-il pas déclaré : « Je mets la ville de Saïgon et son territoire sous l’autorité française […]. Les lois et les coutumes du pays seront respectées, mais les tribunaux et la police fonctionneront sous l’autorité française » ? On était passé de la démonstration de force en vue de garanties religieuses à une colonisation du sud de l’empire d’Annam.


Cette implantation de la France à Saïgon avait toutes les chances d’être considérée par la Chine comme une agression directe, l’empire d’Annam étant (avec la Corée) son tributaire le plus proche. Toutefois, la Cochinchine n’était pas le cœur de l’Annam, et surtout la situation de la Chine ne lui permettait absolument pas d’intervenir. La rébellion des Taiping menaçait toujours le pouvoir dans plusieurs provinces, surtout dans le Sud, et d’autres mouvements insurrectionnels sévissaient ailleurs, en particulier une grave rébellion musulmane au Yunnan, autre province contiguë de l’empire d’Annam. Pour Pékin, là étaient les urgences ; dans ce contexte, les événements de Saïgon pouvaient sembler assez lointains.


Mais surtout, la tension militaire était extrême entre la Chine et les Anglo-Français à propos de la ratification du traité de Tientsin de juin 1858 par lequel ces derniers avaient arraché au gouvernement impérial de nouveaux droits et avantages. Or, il était de plus en plus visible que la Chine serait réticente à ratifier ce traité. Effectivement, en juin 1859, les plénipotentiaires anglais et français, venus pour cette ratification, ne purent pénétrer dans Pékin. Londres et Paris décidèrent alors une nouvelle expédition militaire contre la Chine. Leurs troupes débarquèrent dans le nord du pays en août 1860. Ce fut pour l’Empire une période dramatique : entrée des troupes anglo-françaises dans Pékin, fuite de l’empereur en Mandchourie, incendie du palais d’Été. La Chine dut s’incliner : le 25 octobre, un traité de Pékin complétait et ratifiait les traités de Tientsin de 1858. Comment, dans de telles circonstances, aurait-elle pu réagir à l’installation de la France à Saïgon ?


La Marine conquérante

Deux événements, du point de vue de la Marine, sauvèrent la situation de la petite garnison française de Saïgon, toujours en grande difficulté durant toute cette campagne de Chine : d’une part, la nomination de Chasseloup-Laubat au ministère des Colonies et de la Marine en novembre 1860, d’autre part, et surtout, la fin des opérations militaires en Chine qui rendit à nouveau disponible l’escadre d’Extrême-Orient, passée sous les ordres de l’amiral Charner depuis février 1860. Ce dernier fut ensuite nommé commandant en chef et plénipotentiaire en Cochinchine de février à novembre 1861 : « Le chef de l’expédition, le vice-amiral Charner, avait des pouvoirs complets pour faire la guerre et la paix avec l’empire d’Annam. Depuis la mer Jaune, la Manche Tartare et la mer du Japon, jusqu’aux détroits de Malacca et de la Sonde, jusqu’à la mer des Indes, sur une étendue de dix-huit cents lieues, tout ce qui battait pavillon français était placé sous son autorité. L’état de guerre, l’éloignement de la métropole, le double caractère de chef de l’expédition et d’ambassadeur, le nombre de bâtiments rangés sous ses ordres, donnaient à son commandement un éclat tout particulier. C’est la délégation la plus étendue qui ait été remise, depuis le premier Empire, à un chef de forces navales7. » Chasseloup-Laubat et l’amiral Charner – tous deux favorables à un établissement permanent en Basse-Cochinchine – reprirent les idées de Rigault de Genouilly quant à l’intérêt du site de Saïgon pour une implantation permanente (préféré à Tourane), d’autant que, dans le même temps, la guerre étant terminée en Chine, l’Angleterre semblait également s’intéresser à Saïgon. Il y avait donc urgence à s’y établir définitivement.


Les opérations reprirent en février 1861 sous la conduite de Charner. Du côté annamite, la cour de Hué avait confié le commandement de plusieurs milliers d’hommes – on cite des chiffres compris entre 10 000 et 20 000 hommes – au général Nguyen Tri Phuong qui avait tenu tête à Rigault de Genouilly deux ans plus tôt. Il avait déjà acquis plusieurs titres de gloire, notamment la pacification de Gia Dinh, la province de Saïgon, en 1835, ainsi que la victoire sur le Siam et le contrôle des provinces orientales du Cambodge en 1845. Les troupes de Charner et de Nguyen Tri Phuong s’affrontèrent, les 24 et 25 février 1861, autour de la forteresse de Ky Hoa, pièce maîtresse du blocus auquel la ville de Saïgon était soumise. Les deux hommes y furent d’ailleurs blessés. La position fut prise par les Franco-Espagnols ; cette victoire mettait fin au blocus et ouvrait la voie à l’occupation de toute la région. Remontant le Mékong, l’amiral Page occupa la ville de My Tho, le 12 avril, sans coup férir.


L’amiral Bonard succéda à l’amiral Charner en novembre 1861 et poursuivit la conquête, prenant Bien Hoa en décembre. Toutefois, cette progression des troupes franco-espagnoles dans le delta du Mékong avait été extrêmement difficile. À de nombreuses reprises, les Annamites, par leurs actions de guérilla, avaient sérieusement inquiété le corps expéditionnaire (par exemple lors du siège de Co Gong en juin 1861) ou même réussi quelques opérations limitées, telles que la destruction de la lorcha8 Espérance et de son équipage en décembre 1861, ou encore celle d’une canonnière en mars 1862.


Par ailleurs, les persécutions contre les chrétiens continuaient : le 1er novembre 1861, deux évêques espagnols, Mgr Hermosilla et Mgr Berrio Ochoa, furent exécutés, puis deux semaines plus tard, le 14 novembre, ce fut un prélat français, Mgr Cuenot. Et au cours de cette même année 1861, six prêtres furent également martyrisés : quatre Annamites, un Espagnol et un Français, Théophane Vénard, ainsi qu’un laïc et un catéchiste. Il s’agissait là des victimes qui figureront parmi les 117 martyrs du Vietnam canonisés en 1988 par le pape Jean-Paul II. Dans les provinces, la persécution atteignit une ampleur bien plus considérable. Par peur, beaucoup abjurèrent, mais beaucoup, aussi, firent preuve d’un courage exceptionnel. Ainsi, par exemple, Paul Duong, un père de famille, fut décapité pour s’être fait inciser sur le front les mots « Vraie religion » à la place des mots « Fausse religion » dont on marquait les chrétiens. Il faut évidemment tenir compte de cette nouvelle vague de persécutions pour restituer le contexte dans lequel se déroulèrent les opérations militaires. Qui plus est, c’était l’époque (1860-1861) où la France était engagée dans une expédition militaire en Syrie pour y protéger les chrétiens du Liban, à la suite des massacres perpétrés par les Druzes à Damas au début de 1860. Ces deux séries d’événements, géographiquement fort éloignés, se rejoignaient dans la presse pour créer un climat éminemment favorable à un durcissement de la position française.


L’annexion de la Cochinchine orientale

Les Franco-Espagnols avaient proposé à la cour de Hué, dès avant la prise de My Tho en avril 1861, l’ouverture de négociations, mais sur des bases nettement plus dures que lors de l’opération de Tourane. Il s’agissait, cette fois, non seulement de la protection des missionnaires, de la liberté du commerce et de l’installation de consulats, mais aussi de la cession de la province de Saïgon, puis de celle de My Tho après la prise de cette ville. Ces exigences accrues avaient fait obstacle à tout pourparler.


Si les négociations reprirent en avril 1862, après la prise de Vinh Long, et largement en raison de cette dernière, ce fut aussi à cause de la rébellion que la cour de Hué devait affronter au Tonkin. En effet, soixante ans après l’arrivée au pouvoir des Nguyen en 1802, la dynastie n’y était toujours pas admise par tous. Dans le Nord, un rebelle prétendant descendre de la dynastie des Lê, et profitant de l’offensive française, prit les armes en 1861 contre les troupes gouvernementales tout en se proclamant empereur du Tonkin. Or, ce chef rebelle, Pierre Lê Duy Phung, dont il avait déjà été question dans les années 1850, était chrétien ; de plus, il était aidé par un sous-officier français, Charles Duval, qui lui procurait armes et conseils militaires. On retrouvera d’ailleurs ce dernier lors des négociations du traité franco-annamite relatif à la Cochinchine. Ce n’était pas la première rébellion au nom des Lê, mais celle-ci parut d’autant plus grave à l’empereur Tu Duc qu’elle intervenait au moment même de l’offensive française. Lê Duy Phung chercha bien à prendre contact avec l’amiral Rigault de Genouilly puis avec l’amiral Charner, mais l’un comme l’autre repoussèrent ses avances qui auraient mis les chrétiens dans des périls encore plus grands. Néanmoins, cette rébellion incita elle aussi la cour de Hué à négocier. Comme celle des Taiping en Chine, elle illustrait le danger que pouvaient constituer les chrétiens pour la stabilité de l’empire.


Des pourparlers préliminaires s’ouvrirent à Hué en mai 1862. Puis les plénipotentiaires annamites tentèrent de rejoindre Tourane sur une vieille corvette, l’Aigle des Mers, laquelle, incapable de prendre la mer, dut être remorquée jusqu’à Saïgon par la corvette française Forbin. Les négociations, très rapides, se conclurent le 5 juin par un traité signé à bord du Duperré par l’envoyé annamite, Phan Thanh Gian, et l’amiral Bonard, ainsi qu’un délégué espagnol. Durant toute cette période, les persécutions contre les chrétiens s’étaient poursuivies : sur les 117 martyrs canonisés en 1988 par le pape Jean-Paul II, 13 avaient été exécutés dans le seul mois de juin 1862, les derniers les 16 et 17 – dates auxquelles la cour de Hué fut probablement avertie des termes du traité signé.


Le traité de Saïgon, outre la liberté de pratique du christianisme et de prédication pour les missionnaires – objet initial de toute cette guerre –, prévoyait, pour les Français, la libre circulation sur le Mékong, l’ouverture au commerce des trois ports de Tourane, Quang Yen et Ba Lac, à l’entrée du fleuve Rouge, et surtout la cession des trois provinces de Gia Dinh (Saïgon), Bien Hoa et Dinh Tuong (My Tho), ainsi que de l’île de Poulo Condor. En outre, l’Annam devrait payer à la France et à l’Espagne une indemnité de 4 millions de dollars en dix ans. On était bien loin des instructions données à l’amiral Rigault de Genouilly en novembre 1857, lorsqu’il avait entrepris la première opération contre Tourane. L’échange des instruments de ratification du traité aura lieu à Hué, le 14 avril 1863.


En somme, la France obtenait de l’empire d’Annam des avantages comparables à ceux que les Anglo-Français avaient obtenus de l’empire de Chine par les traités de Tientsin et Pékin – libre circulation, avantages commerciaux, protection des missions –, mais aussi une cession territoriale importante. La Chine, une fois encore, avait été impuissante. Comment aurait-elle pu secourir son vassal alors que, depuis novembre 1861, elle en était réduite à quémander l’aide militaire de l’Angleterre et de la France contre la rébellion des Taiping ? Effectivement, forces anglaises et françaises aidèrent le gouvernement impérial à rétablir son autorité à Shanghai et Canton contre eux. Cette aide aboutit finalement à la chute des Taiping en juillet 1864 : les débris de leur armée – « Pavillons-Noirs » et « Pavillons-Jaunes » – se réfugièrent au Tonkin. Ainsi s’ouvrait un nouveau chapitre difficile des relations franco-chinoises en Indochine, chapitre qui allait durer des décennies et constituer une partie importante du conflit larvé – et même ouvert, à certaines périodes – entre l’Indochine française et la Chine. Dans l’immédiat, placées sous l’autorité de la Marine, les trois provinces conquises devinrent très officiellement la colonie de Cochinchine française dès 1864, c’est-à-dire un territoire de pleine souveraineté française, avec toutes les conséquences juridiques, mais aussi politiques, qui en découlaient.


La Marine en Cochinchine

La Cochinchine du milieu du XIXe siècle, du point de vue de l’empire d’Annam, n’était rien d’autre qu’une terre de colonisation. « Le développement économique du Sud, écrivait l’historien Le Thanh Khoi, s’est effectué par la double méthode des colonies agricoles (dinh dien) et des colonies militaires (don dien). Les unes sont composées de pauvres, d’errants et de vagabonds dirigés par des fonctionnaires spéciaux ; les autres comprennent des soldats, des prisonniers de guerre ou des bannis. C’est à Nguyen Tri Phuong qu’on doit l’organisation du réseau de colonies militaires qui couvraient la Cochinchine au milieu du XIXe siècle et furent dispersées par la conquête française. Le gouvernement gracie les condamnés dont le travail a étendu la superficie cultivable ; les terres défrichées deviennent leur propriété ; après trois ans, elles sont inscrites aux rôles des villages et acquittent l’impôt9. » C’était ni plus ni moins la reprise du système de colonisation que l’Empire chinois des Han avait utilisé, deux mille ans plus tôt, pour coloniser le Turkestan. En d’autres termes, la France démembrait l’empire d’Annam et l’amputait d’un delta du Mékong qu’il avait lui-même conquis sur le Cambodge et à peine terminé de coloniser, aux sens agraire et politique du terme. C’était tout l’aboutissement de sa « marche vers le Sud » séculaire qui lui était ainsi confisqué. L’impérialisme français se substituait à l’impérialisme annamite. Cette Cochinchine, séparée de l’empire d’Annam, sera centrale dans le développement de la question d’Indochine au XXe siècle10.



À partir de 1863-1864, la Cochinchine était donc devenue l’affaire quasi exclusive de la Marine. D’ailleurs, les marins furent prompts à organiser « leur » nouvelle colonie. Qu’on en juge : le traité d’annexion avait été signé en 1862 et ratifié en 1863, or, cette même année 1863, Lucien de Grammont, capitaine au 44e de ligne, présent en Cochinchine durant ces débuts de la colonie, était déjà en mesure de publier, en France, un ouvrage intitulé Onze mois de sous-préfecture en Basse-Cochinchine11. Le livre, très favorable à la colonisation, était fort bien fait, très précis, une véritable somme de 500 pages sur cette Basse-Cochinchine qu’on venait à peine de découvrir et dont il avait terminé la rédaction à Bourbon-Vendée (La Roche-sur-Yon) le 30 septembre 1863. C’est dire à quel point l’organisation et les progrès qu’exposait cet ouvrage avaient été rapides.


On commença parallèlement à réorganiser les « préfectures » (phu) et les « sous-préfectures » (huyen) de l’ancienne administration mandarinale. On suivit, sur ce plan, deux politiques assez différentes. Dans un premier temps, avec l’amiral Charner, on plaça aux divers échelons des administrateurs français venus de la Marine ou de l’armée de terre. C’est ainsi que de Grammont fut directeur des Affaires indigènes dans deux « sous-préfectures ». Dans un second temps, sous l’amiral Bonard, on s’orienta vers une tout autre politique. L’idée centrale était de revenir à une administration indirecte et de rétablir, à la tête des « préfectures » et « sous-préfectures », des mandarins annamites acquis à la coopération avec la France. Toute cette réorganisation du pays se fit en étroite coopération avec les missions catholiques. Les missionnaires n’étaient pas unanimes quant à cette politique, certains estimant qu’elle pouvait s’avérer très dangereuse pour la sécurité des chrétiens indigènes, mais, de façon générale, tous collaborèrent. Et pendant que l’on organisait la colonie, on commençait à songer à son développement et son exploitation économiques. Les amiraux Charner et Bonard firent envoyer en France de nombreux échantillons des produits cochinchinois : dès 1863, ils furent exposés au palais de l’Industrie, à Paris. Lucien de Grammont, dans son livre, énumérait de son côté une longue liste des productions agricoles les plus intéressantes de la colonie : riz et tout ce qui s’y rapportait, coton, soie, tabac, arachides, canne à sucre, etc. Parallèlement, il donnait des informations sur les cours de ces marchandises sur les marchés d’Asie, comparant leurs prix à ceux auxquels on achetait, en France, ces mêmes articles. Déjà le marché du bois s’organisait, son débouché principal n’étant encore que l’administration coloniale.


Par ailleurs, dès le début de la conquête des trois provinces, la question du Cambodge commença à se poser. Une partie de l’approvisionnement du corps expéditionnaire en nourriture en provenait. Sur place, à Phnom Penh, l’évêque, Mgr Miche, était en relations permanentes avec les autorités militaires de Saïgon et souhaitait ouvertement une intervention militaire dans le royaume. En 1862, l’amiral Bonard s’était rendu au Cambodge et avait poussé jusqu’à Angkor, alors dans une province (Siem Reap) tenue par les Siamois. Il en était revenu assez pessimiste quant à la situation politique du royaume, pris en étau entre Annamites et Siamois. Déjà les deux questions de la Cochinchine occidentale (celle qui n’avait pas été annexée par la France) et du Cambodge paraissaient être étroitement liées.


Avec la conquête de Saïgon, l’objectif de la Marine – qui souhaitait un « Hong Kong français » – était donc atteint. D’ailleurs, l’utilité de ce point de relâche fut démontrée dès ces années 1863-1864. En effet, il s’avéra bientôt que l’application des traités de commerce signés par les États-Unis avec le Japon entre 1854 et 1858, puis entre la France et le Japon peu après, était en réalité difficile ; des incidents graves se produisirent entre les bâtiments de commerce américains et européens et les autorités nipponnes durant toutes les années qui suivirent. À la suite de ceux-ci, en juillet 1863, puis en septembre 1864, l’escadre française participa, avec d’autres alliés, au bombardement de Shimonoseki, de façon à obtenir le libre passage dans les détroits nippons : le point d’appui cochinchinois se montrait bien utile.


Avec l’annexion des trois provinces cochinchinoises, on pouvait estimer qu’il ne s’agissait que d’un arrière-pays indispensable à l’existence de Saïgon. Mais n’était-ce pas également l’amorce d’une politique nouvelle, celle d’une véritable colonisation de la péninsule indochinoise ? Jusqu’ici, l’implantation de la France à Saïgon avait été, avant tout, une affaire de marins, la recherche d’une base navale en Extrême-Orient. La flotte française, deuxième flotte d’Europe, ne pouvait s’en dispenser. Les « forces profondes » qui avaient poussé la Marine étaient d’ordre principalement stratégique. Mais en s’intéressant aux ressources du pays, en regardant déjà vers le Cambodge, la Marine et avec elle la France s’engageaient insensiblement dans une autre voie, Marine et Missions en tête : celle de la création d’un empire colonial en Asie du Sud-Est, sur les débris de la zone d’influence traditionnelle de la Chine.


1. Parmi les mémoires de l’époque sur l’expédition de Saïgon, voir Pallu de La Barrière (Léopold), L’Expédition de Cochinchine, Paris, Berger-Levrault, 1888 ; Bouchot (J.), « La naissance et les premières années de Saïgon », Bulletin de la Société d’études indochinoises, no 2, 1927 ; Benoit d’Azy (Armand), « L’expédition française en Cochinchine », Bulletin de la Société d’études indochinoises, 1928 ; Vial (Paulin), Les Premières Années de la Cochinchine française, Paris, Challamel, 1874 ; Cultru (Prosper), Histoire de la Cochinchine française des origines à 1888, Paris, Challamel, 1910.


2. G. Taboulet, op. cit., vol. II, p. 441.


3. Cordier (Henri), L’Expédition de Chine de 1860…, op. cit.


4. Il s’agit de la rébellion de Khoi, un officier tonkinois qui souleva les troupes contre le comportement inique de l’empereur Minh Mang qui avait voulu se venger du vice-roi décédé, Le Van Duyet, vénéré dans toute la Cochinchine.


5. Il s’agit des ingénieurs militaires recrutés par Mgr Pigneau de Behaine après le traité de 1787, notamment Victor d’Olivier de Puimanel (le « colonel Olivier ») qui avait tracé les plans de la ville et de la première citadelle de Saïgon, à la Vauban, détruite en 1859 avant l’arrivée des Français, qui se trouvèrent face à une nouvelle citadelle reconstruite postérieurement, sous Minh Mang.


6. Silvestre (Jules), L’Empire d’Annam et le peuple annamite, Paris, Alcan, 1889, p. 308.


7. Pallu de La Barrière (Léopold), op. cit.


8. Petits bateaux armés et à faible tirant d’eau achetés aux Portugais de Macao pour remonter les fleuves peu profonds.


9. Le Thanh Khoi, op. cit., p. 359.


10. Après bien des péripéties, en particulier la reconnaissance de l’unité du Vietnam par la France en 1949, puis la division du pays en deux zones rivales lors de la conférence de Genève en 1954, elle ne sera « réglée » qu’en 1975, au profit des communistes, par la victoire du Nord-Vietnam sur le Sud.


11. Paris, Challamel, 1863, 502 p.

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