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L’Allemagne a perdu la guerre à cause d’Hitler
par Benoist BIHAN
Il s’agit sans doute de l’un des mythes les plus tenaces de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale : Adolf Hitler serait le seul responsable de la défaite de l’Allemagne qui, sans lui ou s’il avait accepté de ne pas se mêler directement de la conduite de la guerre, aurait pu l’emporter sur les puissances alliées. Disons-le d’emblée, cette thèse ne tient pas. Non qu’Hitler ne porte pas une responsabilité écrasante non seulement, bien sûr, dans le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale en Europe, dont on peut soutenir qu’elle n’aurait pas eu lieu sans lui1, mais aussi dans la défaite finale et la chute du IIIe Reich. Rejeter sur Hitler le poids de la défaite de l’Allemagne nazie n’en demeure pas moins un non-sens historique.
Affirmer qu’Hitler est le seul responsable de la défaite allemande suppose en effet d’accepter comme vraies ces quatre propositions : un, il est possible d’envisager une autre conduite de la guerre par l’Allemagne que celle choisie par Hitler ; deux, il n’existe aucun facteur interne à la défaite allemande qui ne soit pas imputable à Hitler et à son action ; trois, la défaite de l’Allemagne doit tout aux actions du camp allemand, et rien à celles des Alliés ; quatre, l’Allemagne aurait pu gagner la Seconde Guerre mondiale. Or, aucune de ces propositions ne résiste à l’analyse.
L’Allemagne en guerre ne peut s’envisager sans Hitler
Défendre la première suppose en effet que la conduite par l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale puisse être séparée des desseins du Führer. Son action serait alors venue perturber la « bonne » conduite stratégique de la guerre. Or, tel n’est pas le cas. À la fin de l’année 1938, après avoir emporté une série de paris politiques et stratégiques, tant à l’intérieur de l’Allemagne qu’à l’extérieur2, Hitler émerge comme le seul maître du IIIe Reich. Le pouvoir au sein du régime s’y organise en effet comme un enchevêtrement de réseaux de pouvoirs qui, tous, remontent au seul Hitler. Le chancelier et chef du parti nazi est également juge suprême et Führer und Oberster Befehlshaber der Wehrmacht – « guide et commandant en chef des forces armées ». Toutes les instances impliquées dans la coordination et l’exécution de l’effort de guerre – militaire, économique, idéologique – lui sont directement soumises3. De cette position dominante, Hitler va s’employer à guider son pays dans le « combat pour la survie » qu’il entend livrer pour mener l’Allemagne nazie à la domination mondiale, avec pour seules issues possibles la victoire ou la destruction. Pour cela, il entend en particulier, par la conquête territoriale et le génocide des populations occupant les zones conquises, doter la « race des seigneurs » allemande d’un « espace vital », un Lebensraum, d’où le Reich pourrait non seulement prospérer, mais devenir la superpuissance dominante de l’Eurasie et, partant, du monde.
C’est ce projet idéologique qui tient lieu de but de guerre au IIIe Reich, et qui façonne l’ensemble de la stratégie allemande, une entreprise favorisée par la concentration des pouvoirs opérée par Hitler en 1938. Il n’existe pas d’autre projet politique ni d’alternative stratégique jusqu’en 1945. Plus encore, les hommes qui servent le régime nazi, militaires ou civils, acceptent implicitement de mettre en œuvre ce projet. C’est particulièrement le cas pour les officiers à partir de 1934, lorsque – à l’initiative des généraux Werner von Blomberg, ministre de la Défense, et Walter von Reichenau, chef du bureau ministériel du ministère de la Défense (Chef des Ministeramtes im Reichswehrministerium) – ceux-ci doivent prêter serment d’allégeance à la personne d’Hitler. Affirmer qu’Hitler serait venu perturber un effort de guerre rationnel, dont l’objectif n’aurait été que la défaite militaire des différents adversaires de l’Allemagne, n’a donc aucun sens.
Dès lors, dans quelle mesure Hitler a-t-il entravé ses propres projets « stratégiques » ? La réponse est : très peu. En traçant la guerre à grands traits, le Führer a au contraire poursuivi avec constance ses objectifs jusqu’à la défaite de Stalingrad, en 1943. Jusqu’en juin 1941, il s’efforce avec un relatif succès d’expédier ses victoires à l’ouest pour créer les conditions de son grand projet : l’invasion de l’URSS. Il est dans ce cadre difficile de ne pas juger favorablement son choix de soutenir le projet de plan d’attaque contre la France et le Benelux élaboré par le futur maréchal Erich von Manstein, contre l’avis d’une large part de l’establishment militaire allemand4. L’on peut de même affirmer que ses efforts diplomatiques pour obtenir une paix séparée avec le Royaume-Uni, puis sa tentative d’exercer sur Londres une coercition militaire – en combinant la mise hors de combat de ses forces aériennes à la menace d’un débarquement – pour obtenir ce même résultat, même si elle n’a pas été couronnée de succès, est stratégiquement justifiée. De même, l’échec de cette stratégie explique la décision de développer une stratégie « indirecte » en Méditerranée aux côtés des Italiens, avec lesquels l’alliance cesse alors d’être défensive – Rome sécurisant le flanc sud de l’Allemagne – pour devenir offensive, toujours pour faire plier où à défaut rendre inoffensif le Royaume-Uni. La décision d’envahir malgré tout l’URSS se justifie elle aussi, encore une fois en prenant pour base de l’élaboration de la stratégie allemande le projet idéologique nazi.
La conduite par Hitler de la guerre en URSS est, de même, relativement cohérente jusqu’à Stalingrad. Ainsi sa décision, le 18 décembre 1941, d’interdire « de plus larges mouvements de retraite » et de « contraindre la troupe à une résistance fanatique sur ses positions, sans considération pour les percées ennemies sur les arrières ou les flancs » face à la contre-offensive soviétique lancée devant Moscou, a-t-elle été efficace. Les môles défensifs fixes formés par les unités allemandes ont en effet joué le rôle de « brise-lames » contre les pointes offensives de l’Armée rouge, préservant la cohérence du secteur central du front allemand. On voit en effet mal comment une défense mobile aurait pu être entreprise par une Ostheer à bout de forces, largement privée de blindés – en panne ou endommagés – et d’effets hivernaux. Ce Haltbefehl (littéralement « ordre d’arrêt ») ne peut en tout état de cause être porté au passif d’Hitler, pas davantage d’ailleurs que l’arrêt des pointes allemandes devant Dunkerque un an et demi auparavant : ce premier Haltbefehl, on le sait aujourd’hui, n’est pas venu du Führer, mais du chef du groupe d’armées A, von Rundstedt – qui s’en défaussera après guerre sur Hitler –, et du patron de sa 4e armée, von Kluge, et redevient dans tous les cas cohérent si on l’intègre dans la volonté d’Hitler de ménager les Britanniques. Sa principale faute jusqu’à Stalingrad, sa valse-hésitation entre Leningrad, Moscou et l’Ukraine à l’été 1941, si elle n’est certes pas sans conséquences, ne coûte pas la guerre à l’Allemagne : elle résulte en réalité de la reconnaissance par Hitler que la guerre à l’est ne sera pas réglée en une seule campagne.
Certes, sa conduite stratégique et opérationnelle à partir de l’automne 1942 peut conduire à affirmer que le Führer perd bel et bien la guerre entre septembre et novembre 1942. Mais il est en réalité plus juste d’affirmer que la Wehrmacht ne peut l’emporter et que l’Armée rouge ne la laisse au demeurant pas faire – un point sur lequel nous reviendrons. Et dans la défaite, Hitler ne prend pas que des mauvaises décisions : le refus de laisser Paulus sortir de Stalingrad encerclée après l’échec de la tentative de dégagement de la ville est opérationnellement logique, puisqu’il fixe devant la ville huit armées soviétiques à un moment où le front allemand est percé de toutes parts et doit être reconstitué, une tâche suffisamment complexe sans y impliquer des forces soviétiques supplémentaires5.
À partir du début de l’année 1943, lorsque la guerre est perdue, force est de constater que la conduite hitlérienne de la guerre conserve sa cohérence interne : la stratégie allemande demeure déterminée par le projet idéologique hitlérien, autrement dit par le « combat pour la survie » jusqu’à la destruction ou la victoire. En attendant, il s’agit de gagner du temps pour achever l’extermination des Juifs et la liquidation des Slaves des territoires occupés à l’est. L’absence d’alternative s’explique une fois encore par le fait qu’il ne peut en exister sans remettre en question l’existence même du régime : il n’est pas possible d’envisager d’autre conduite de la Seconde Guerre mondiale par l’Allemagne que celle d’Hitler, sauf à imaginer une histoire alternative dans laquelle l’Allemagne n’est pas nazie. Une discussion de la stratégie allemande pendant la Seconde Guerre mondiale n’aboutit donc pas à affirmer qu’Hitler a entravé le succès d’une « bonne » stratégie allemande, mais bien à s’interroger sur les ressorts qui ont permis au Führer de faire adhérer l’Allemagne à un projet dont le déroulement n’aurait pu être différent de ce qu’il a été.
La mobilisation économique et industrielle, l’impensé allemand
Les deux propositions suivantes invitent à descendre au niveau de la mobilisation économique et de la conduite des opérations militaires : il s’agit de savoir si oui ou non Hitler est seul responsable des lacunes dans ces domaines de l’Allemagne, et si celles-ci sont oui ou non les uniques causes des échecs militaires de la Wehrmacht. La réponse est, dans les deux cas : non.
Le degré de responsabilité du Führer est plus élevé s’agissant de la mobilisation économique et industrielle. Il est indéniable que le nazisme a bel et bien constitué un facteur aggravant l’inefficacité de l’effort de guerre allemand, en raison de la structure même de l’édifice politique construit par Hitler. Son pouvoir repose en effet sur des équilibres complexes entre différents individus au sein même du mouvement nazi, et sur des alliances politiques fragiles, non seulement avec les chefs militaires, mais aussi avec les milieux d’affaires : si l’ensemble de l’appareil d’État est réorganisé autour de sa personne entre 1933 et 1938, Hitler n’a pas le même degré de contrôle, au moins avant 1943, sur la société civile. Hitler, pour se maintenir au pouvoir, laisse se développer, et encourage même, de véritables « féodalités », particulièrement dans le domaine économique. Il en résulte d’innombrables difficultés à mobiliser et piloter de manière centralisée l’industrie allemande pour la mettre au service de l’effort de guerre, illustrant au passage les limites d’un « capitalisme d’État » dans lequel l’État ne contrôle pas directement les entreprises stratégiques. Hitler aggrave encore la situation par un clientélisme dont bénéficie, par exemple, le docteur Porsche, inventeur de la Volkswagen Coccinelle mais aussi promoteur des chars ultralourds qui constituent une coûteuse diversion de ressources comptées.
Pour contrebalancer le pouvoir des milieux d’affaires, Hitler laisse ses « grands féodaux », Himmler et Goering au premier chef, se tailler de véritables empires industriels, mais aggrave en fait les désordres et les inefficiences préexistantes au sein de l’économie allemande. Facteur de chaos d’autant plus difficile à maîtriser que la nature totalitaire du régime en exclut tout véritable contre-pouvoir, le nazisme entrave clairement les efforts de ceux-là mêmes qui en son sein tentent de rationaliser l’effort de guerre allemand, le ministre de l’Économie Albert Speer en premier lieu, compliquant encore davantage la tâche dantesque d’amener au niveau des économies anglo-américaines une Allemagne sans réelle politique industrielle.
Mais Hitler ici aggrave une situation existante, plus qu’il ne la crée, et la question se pose de savoir s’il aurait pu avant 1943, c’est-à-dire avant de pouvoir utiliser la défaite comme moyen de pression, la réformer. Il ne nous appartient pas de trancher ici, mais il est permis d’en douter.
Dans le domaine technologique, si l’on a pointé à juste titre les lubies d’Hitler en la matière, le problème est surtout le caractère désordonné de la recherche allemande. Au lieu d’être conduits de manière structurée, les efforts de recherche et développement sont menés sans priorité, et surtout en ordre dispersé. La faute en revient à l’incapacité de l’Allemagne de poser convenablement le problème de la conception des matériels. Pour qu’un effort de recherche et développement puisse être véritablement efficace, en tout cas en ce qui concerne la recherche appliquée, encore faut-il fixer au bon endroit le curseur de la performance recherchée.
Le problème se pose en réalité déjà lors de la Grande Guerre, bien avant l’arrivée d’Hitler et des nazis au pouvoir, même s’il s’amplifie considérablement pour devenir un véritable culte de la performance technologique, aggravé par la technophilie du Führer, prompt à succomber à l’attrait des « armes miracles » et qui voit dans la suprématie des armes le pendant technique de la supposée supériorité de la « race aryenne » sur le reste de l’humanité. Mais il serait trop facile d’imputer au seul Hitler la responsabilité des cahiers des charges excessivement ambitieux des chars Panther, Königstiger et autre Maus, ou des avions à réaction Me-262 ou Ar-234, des U-Boote type XXI : s’il s’entiche de tel ou tel matériel, c’est sur la base des performances affichées par ses concepteurs et promoteurs – ces derniers le plus souvent des militaires –, et non l’inverse.
L’Allemagne ne recherche pas pour ses armes la juste performance, mais la performance pour elle-même. En la matière la doctrine militaire allemande est le facteur déterminant. À terre, dans les airs ou sous les mers, l’Allemagne conçoit des armes destinées à livrer et gagner un affrontement unique, voulu décisif : la supériorité des armes doit se combiner à celle des tacticiens pour obtenir la décision finale dans un processus d’optimisation des moyens de destruction gigantesque, mais limité dans le temps.
L’effort de guerre allemand s’épuise donc à développer des matériels complexes, qu’il ne peut produire qu’en quantités réduites tant en raison des déficits de main-d’œuvre qualifiée – appelée au front – qu’en raison de délais de production trop longs, mais surtout à cause d’un manque de matières premières. Des matériels comme des chars ou des avions, surtout à hautes performances, exigent pour leur fabrication des alliages complexes, faisant appel à des matériaux stratégiques rares, que l’Allemagne enclavée, soumise au blocus, peine à obtenir. Il en est ainsi du tungstène, nécessaire aux obus antichars, ou du nickel, employé dans les blindages, avec des conséquences immédiates sur la qualité des matériels produits : à la fin de la Seconde Guerre mondiale, les blindages allemands emploient des alliages de substitution qui les rendent cassants. Et d’autres conséquences résultent de ces choix mal avisés : il faut ainsi, par exemple, favoriser la production d’engins neufs par rapport à celle de pièces détachées, toujours insuffisantes, avec les conséquences que l’on peut imaginer sur les taux de disponibilité.
L’armée allemande sait seulement gagner des batailles
Si Hitler ne fait rien pour corriger ces travers, ceux-ci dépassent bien sa seule action. Ce constat est également vrai s’agissant de la conduite des opérations. Oui, les innombrables Führerbefehle – « ordres du Führer » –, docilement relayés par l’OKW (Oberkommando der Wehrmacht ; le commandement supérieur des forces armées, qui tient lieu d’état-major particulier d’Hitler), ont bien eu sur la conduite par la Wehrmacht de ses opérations et de ses batailles des conséquences, souvent néfastes. Mais il n’est pas possible de leur attribuer l’entièreté des défaites allemandes : celles-ci se seraient pour l’essentiel produites avec ou sans intervention d’Hitler. C’est en particulier le cas à la fin de la guerre : la compétence tactico-opérationnelle, les moyens à disposition des forces alliées expliquent plus sûrement que les interventions intempestives d’Hitler les défaites allemandes. C’est conférer à celui-ci une singulière capacité d’influencer la bataille à distance que de prétendre le contraire, d’autant qu’une partie des chefs militaires allemands décide d’ignorer autant que possible les Führerbefehle.
Car voilà : l’art militaire allemand est très loin d’être infaillible, avec ou sans Hitler, et si celui-ci peut influer sur ses propres forces, il n’a en revanche pas de contrôle sur la performance de celles de ses ennemis. Or ces derniers prennent progressivement l’ascendant sur une armée allemande conçue tout entière dans un esprit qui demeure celui de la Gesamtschlacht (« bataille totale ») chère au vieux Schlieffen avant 1914 : la reproduction à une échelle démesurée du mécanisme de la bataille antique de Cannes. Selon cette pensée, la guerre se résume à une séquence stratégique unique, suivant une Vernichtungsstrategie : une « stratégie d’anéantissement » articulée en trois phases, mobilisation, déploiement, Gesamtschlacht, devant mener à l’enveloppement de l’armée adverse suivi de sa reddition ou de sa destruction, la procédure étant répétée pour chacun des adversaires de l’Allemagne. Poussée à l’excellence, cette séquence stratégique constitue l’alpha et l’oméga de l’art militaire allemand ; mais entre le déploiement des troupes et la fin des hostilités, les méthodes de conduite des opérations demeurent fondamentalement inchangées depuis 1870, et une fois le combat engagé celui-ci est conçu comme un tout (Gesamt), c’est-à-dire qu’il n’existe aucune solution de continuité entre les différentes actions militaires conduites d’une aile à l’autre de l’armée : c’est la force, le flot du mouvement qui doit emporter la décision.
Cette pensée née à la fin du XIXe siècle n’est certes pas statique : entre 1916 et 1939, la Gesamtschlacht passe bien de deux à trois temps – d’enveloppement-destruction à percée-enveloppement-destruction – et sa logique évolue vers un processus d’optimisation des effets de destruction des armements dans le cadre d’un opportunisme tactique6 – la manœuvre stratégique dépendant désormais des résultats tactiques –, mais son principe demeure identique. Lorsque celle-ci échoue, l’Allemagne est condamnée à la défensive stratégique, faute de savoir ou de pouvoir faire autrement. Et les faiblesses structurelles de forces armées entraînées, organisées et équipées en fonction d’une unique forme d’opération apparaissent alors au grand jour en même temps qu’elles soulignent les limites intellectuelles de l’art militaire germanique.
Sans logistique de théâtre digne de ce nom, les Allemands doivent en permanence improviser le redéploiement de réserves qui sont plus tactiques qu’opératives : une division d’infanterie par-ci, une Panzerdivision par-là, un groupe de bombardiers ou de chasse ailleurs, et encore ce redéploiement n’est-il possible que si l’adversaire laisse la Wehrmacht libre de ses mouvements en arrière du front. Que l’aviation de bombardement frappe les nœuds logistiques, que les convois de ravitaillement soient menacés, qu’une percée subite désorganise les arrières, et la défense allemande s’effondre bientôt, en 1918 en France ou sur tous les fronts à l’été 1944. En dépit de leur indéniable efficacité tactique, les soldats allemands ne peuvent alors plus que subir le rythme qui leur est imposé par les armées adverses, jusqu’à la fin, même si ce faisant ils leur infligent des pertes terribles tant est grande leur efficacité technique. Et l’on peinerait à faire peser sur Hitler la responsabilité d’une faillite intellectuelle qui est celle de l’ensemble du corps des officiers allemands.
Il n’est, de toute manière, pas de guerre qui se livre seule : en chargeant Hitler, on en oublie ainsi les principaux responsables de la défaite de l’Allemagne, les Alliés eux-mêmes ! Sans le refus de Churchill de céder à l’été 1940, faisant échouer les plans d’Hitler pour se donner les mains libres face à l’URSS ; sans le refus de l’Armée rouge, à l’été 1942, de se conformer à l’attitude qu’attendent d’elle Hitler et le chef de l’OKH, Franz Halder, futur procureur d’« Hitler seigneur de la guerre7 » après 1945, qui fait échouer en dernier ressort le plan Blau d’offensive vers Stalingrad et le Caucase ; sans le succès de la coordination militaire interalliée8, l’art opératif soviétique9, les « ingénieurs de la victoire10 » alliés, la puissance aéronavale anglo-américaine, peu aurait importé que les projets d’Hitler aient été criminels et délirants, la mobilisation économique et technoscientifique allemande désordonnée, l’art militaire de la Wehrmacht vicié. Rendre Hitler responsable de la défaite allemande, c’est la refuser une dernière fois aux Alliés, particulièrement d’ailleurs à l’ennemi principal abhorré des mémorialistes de la Wehrmacht : l’Armée rouge, dont le succès est d’autant plus minimisé par les Halder, les Guderian11, les Manstein12 qu’ils n’ont jamais cessé de la mépriser – comme d’ailleurs Hitler, incapable de penser selon d’autres critères que ceux, raciaux et racistes, qui sous-tendent son projet idéologique.
Un exemple : en décembre 1944, tous les chefs allemands unanimes jugent suicidaire le projet de lancer une contre-offensive stratégique à l’ouest, dans les Ardennes. La poussée en ligne droite de 200 kilomètres environ que prévoit le plan hitlérien dans les Ardennes n’est toutefois rien en comparaison des propositions émises par les chefs militaires allemands en Hongrie au début de 1945. Pour dégager Budapest, ils n’envisagent rien de moins que d’éliminer ou de repousser la totalité des forces soviétiques – deux Fronts entiers – à l’ouest du Danube, rétablissant le long des berges occidentales de celui-ci un front continu, préservant l’Autriche et Vienne, soumettant pour ce faire quatre propositions de plans différentes. Tous partagent les deux mêmes caractéristiques : d’une part, ils reposent sur la création à l’ouest du Danube d’un ou plusieurs Kessel (« chaudron ») obtenus par un double enveloppement des principaux groupements soviétiques identifiés ; d’autre part, ils sont aussi grandioses qu’irréalistes, les Allemands, même à ce stade de la guerre, s’obstinant à sous-estimer leurs adversaires soviétiques. Or aucun cri d’orfraie ne vient accueillir la directive donnant l’ordre de rétablir la ligne de front allemande sur le Danube, contrairement à ce qui s’est passé à l’annonce de la contre-offensive dans les Ardennes. Guderian, devenu patron de l’OKH, donne son aval au plan dit « C2 » du Heeresgruppe Süd, qui est pourtant l’une des hypothèses les plus risquées ! En ces dernières semaines de guerre, la déraison du maître du Reich semble s’accorder à merveille avec le mépris inaltérable – en dépit de quatre années de guerre à l’est, dont la moitié de défaites – de la Wehrmacht pour l’Armée rouge. Comment s’étonner, après guerre, que ses vétérans aient préféré blâmer Hitler.
Faire autrement aurait signifié admettre avoir eu une part de responsabilité dans une entreprise aussi criminelle qu’irréaliste, admettre que l’Allemagne n’avait, en réalité, guère de chances de remporter la Seconde Guerre mondiale. Dire que l’Allemagne a perdu à cause d’Hitler, sans remettre en cause ses chances de l’emporter tout court, apparaît donc non seulement comme un mythe, mais bien également comme un argumentaire visant à justifier l’injustifiable. Que les Alliés occidentaux victorieux, après 1945, aient non seulement laissé faire mais, reconstruction d’une armée allemande face à l’URSS et fascination malsaine pour l’ancien vaincu se combinant, encouragé le déploiement de cet argumentaire apparaît clairement comme une faute politique.
L’Allemagne n’a pas perdu à cause d’Hitler : elle s’est perdue avec lui.
Bibliographie sélective
Beaumont, Roger, The Nazis’ March to Chaos : The Hitler Era through the Lenses of Chaos-Complexity Theory, Westport, Praeger, 2000.
Craig, Gordon A., The Politics of the German Army, 1640-1945, Oxford, Oxford University Press, 1964.
Geyer, Michael, « German Strategy in the Age of Machine Warfare 1914-1945 », dans Peter Paret (dir.), Makers of Modern Strategy : From Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton, Princeton University Press, 1986, p. 527-597.
Kershaw, Ian, Hitler, Paris, Flammarion, 2014.
Macksey, Kenneth, Why the Germans Lose at War, Londres, Greenhill Books, 1996.
Overy, Richard, War and Economy in the Third Reich, Oxford, Oxford University Press, 2002.
1. Ce qui ne veut pas dire que l’Europe, sans Hitler et les nazis, serait demeurée en paix.
2. Voir Giles MacDonogh, 1938 : Hitler’s Gamble, New York, Basic Books, 2009, pour un récit de l’année 1938.
3. Voir Jürgen E. Förster, « The Dynamics of Volksgemeinschaft : The Effectiveness of the German Military Establishment during the Second World War », dans Alan R. Millett et Williamson Murray, Military Effectiveness, vol. 3 : The Second World War, New York, Cambridge University Press, 1988-2010.
4. Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003.
5. On rejoint sur ce point l’analyse de Jean Lopez ; voir Stalingrad. La bataille au bord du gouffre, Paris, Economica, 2008.
6. Michael Geyer, « German Strategy in the Age of Machine Warfare 1914-1945 », dans Peter Paret (dir.), Makers of Modern Strategy : From Machiavelli to the Nuclear Age, Princeton, Princeton University Press, 1986, p. 527-597.
7. Franz Halder, Hitler seigneur de la guerre, Paris, Payot, 1950. Il s’agit d’une traduction biaisée du titre allemand, Hitler als Feldherr, qui devrait plus justement être traduit « Hitler comme chef militaire ». Le titre anglais est identique au français (Hitler as War Lord). Franz Halder (1884-1972) est chef de l’Oberkommando des Heeres (OKH), l’état-major de l’armée de terre, de septembre 1938 à septembre 1942. Il joue après guerre un rôle essentiel dans le report sur Hitler des responsabilités de la défaite de l’Allemagne, exonérant au passage lui-même et ses collègues de leur complicité avec le régime. Hitler seigneur de la guerre s’appuie sur les notes prises par Halder pendant la guerre dans son journal privé. Voir Franz Halder, The Private War Journal of Generaloberst Franz Halder, Chief of the General Staff of the Supreme Command of the German Army. 14 August 1939 to 24 September 1942, 8 volumes, Adjutant General of the European Command, US Army, 1947.
8. David Rigby, Allied Master Strategists : The Combined Chiefs of Staff in World War II, Annapolis, Naval Institute Press, 2012.
9. David Glantz, Soviet Military Operational Art : In Pursuit of Deep Battle, Londres, Frank Cass, 1991 ; Jacques Sapir, La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique, Paris, Éditions du Rocher, 1996. Pour une introduction en français, voir Jean Lopez, Berlin. Les offensives géantes de l’Armée Rouge : Vistule – Oder – Elbe (12 janvier-9 mai 1945), Paris, Economica, 2010, chap. 2, p. 75-88 en particulier.
10. Selon le titre original de l’ouvrage de Paul Kennedy, Engineers of Victory. Pour l’édition française, Paul Kennedy, Le Grand Tournant. Pourquoi les Alliés ont gagné la guerre, 1943-1945, Paris, Perrin, 2012.
11. Heinz Guderian, Souvenirs d’un soldat, Paris, Plon, 1954, pour la première édition française. Le titre original est Erinnerungen eines Soldaten, conforme au titre français. L’éditeur américain en préférera un plus vendeur, Panzer Leader, pour intitulé de la version anglaise.
12. Erich von Manstein, Victoires perdues (Verlorene Siege), Paris, Plon, 1958.
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