15 空中轟炸擊敗了德國 作者:Patrick F ACON

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Les bombardements aériens ont vaincu l’Allemagne

par Patrick FACON

Les bombardements entrepris sur l’Allemagne nazie et les territoires de l’Europe occupée tout au long de la Seconde Guerre mondiale reposent sur une opinion communément répandue chez nombre de dirigeants politiques et militaires de ce temps, selon laquelle une campagne aérienne stratégique intensive et continue pourrait briser l’esprit de résistance d’une nation. Cette conviction est fondée sur des théories largement développées par les prophètes de la nouveauté guerrière et technologique que constitue l’aviation militaire au tout début du XXe siècle. Ceux qui s’en font les tenants, rompant purement et simplement avec des canons militaires dépassés à leurs yeux, relèguent le concept de bataille terrestre ou navale décisive dans les oubliettes de l’Histoire et parent l’arme aérienne de toutes les vertus. Ils l’érigent en un outil décisif, capable de saper de façon durable et profonde les bases d’une société ennemie et de l’amener à résipiscence.


La bataille livrée dans le ciel du IIIe Reich de 1940 à 1945 s’inscrit dans un cadre de la sorte. Aussi, tant au cours des hostilités que dans les décennies qui suivent, suscite-t-elle d’amples polémiques et controverses. Les tenants de l’arme aérienne, posant en quelque sorte les fondements d’un mythe, la considèrent comme l’outil guerrier qui a permis de vaincre l’Allemagne nazie. Tout au contraire, leurs adversaires, considérant les moyens qui lui ont été accordés et les résultats à leur sens très médiocres qu’elle a obtenus, ne souscrivent en rien à cette thèse. Ces approches antinomiques présentent la particularité d’être toutes deux simplistes ; la réalité de l’offensive aérienne sur le territoire du Reich est bien plus complexe et nuancée que ces opinions si extrêmes et antagonistes pourraient le laisser croire. Aujourd’hui encore, analystes stratégiques et historiens continuent de s’interroger et de s’opposer à son propos.


De la doctrine de guerre douhétienne

Tous ceux qui, portés par une sorte d’emballement doctrinal et technicien, défendent la thèse de la victoire par la puissance aérienne, ont été frappés par l’incapacité des armées traditionnelles à forcer les lignes de front continues et puissantes apparues au cours du premier conflit mondial. Le massacre de 10 millions de combattants dans les gigantesques et vaines batailles d’attrition qui caractérisent la guerre de tranchées ne fait que les confirmer dans l’idée selon laquelle l’avion, censé se jouer des obstacles de toutes sortes, est bien l’arme décisive capable de frapper les nations en plein cœur et, en fin de compte, de les vaincre sans en occuper le territoire.


Certes, les résultats obtenus pendant la guerre de 1914-1918 ont pu paraître décevants. Les raids menés par l’aviation allemande sur Londres et quelques autres villes d’Angleterre se sont révélés, somme toute, fort décevants. Il n’en a pas été autrement des attaques lancées par les bombardiers alliés sur les cités germaniques. Aux yeux de ceux qui ont été les promoteurs d’une telle stratégie, il ne s’est agi que de faire sentir le poids de la guerre à des populations s’estimant à l’abri derrière la Manche ou le Rhin. Les épigones de la puissance aérienne n’en pensaient pas moins obtenir des résultats autrement plus décisifs en engageant des formations bien plus étoffées et destructrices si un autre conflit venait à se produire.


Au cours des années 1920-1930, les idées liées à la guerre aérienne stratégique connaissent une vogue pour le moins singulière. Elles sont rassemblées en une théorie plus ou moins cohérente par le général italien Giulio Douhet, qui discerne dans le bombardier lourd l’instrument capable de produire des effets dévastateurs et déterminants sur les systèmes de production et le moral des civils. Parce qu’elle relègue les forces terrestres et navales à des missions défensives et fait de l’arme aérienne l’outil offensif par excellence, la démarche douhétienne est considérée non seulement comme hérétique par les adversaires du prophète d’outre-Alpes, mais elle entraîne aussi des conflits majeurs avec les armées traditionnelles.


D’abord, Douhet prête à l’aviation de bombardement stratégique un caractère dissuasif, estimant qu’elle constitue un facteur d’empêchement des conflits qui réduirait à néant toute tentative d’agression de la part de n’importe quel adversaire, sous peine de terribles représailles. Surtout, il la considère comme une arme décisive dans la mesure où elle confère à un assaillant la capacité de frapper en premier et de provoquer un choc psychologique si profond chez la population urbaine ennemie, en ayant recours au besoin à des armes chimiques, qu’aucune autre solution qu’une reddition n’aurait de sens. Le recours à cette méthode permettrait de tuer dans l’œuf une guerre d’attrition qui entraînerait, à n’en point douter, comme celle de 1914-1918, des millions de morts et de blessés. Le droit de la guerre, tel qu’il résulte de la tradition, n’a jamais exclu le fait de tuer ou de blesser des non-combattants. Les principes qui réglementent la protection des populations en cas de conflit s’accommodent fort bien de l’éventualité de les atteindre sans intention de le faire. Les Alliés ne justifieront pas d’une autre façon les méthodes qu’ils emploieront contre les villes d’Allemagne ou du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale.


Les écoles de pensée britannique et américaine

La doctrine de Douhet est une source d’inspiration d’autant plus intéressante pour les aviateurs anglo-saxons que la culture stratégique de leurs pays respectifs est fondée sur la capacité de leurs forces armées à assurer la protection à plus ou moins grande distance de leurs côtes, mais aussi à projeter ces forces armées le plus loin possible en vue d’attaquer l’ennemi sur son propre territoire. Jusqu’à l’avènement de la puissance aérienne, cette tâche est traditionnellement dévolue aux forces navales. Toutefois, les chefs aériens américains et britanniques, forts de leurs convictions, estiment nécessaire, voire indispensable, d’assurer désormais des missions de la sorte. Il en va ainsi du général britannique Trenchard ou encore du général américain Mitchell qui, tous deux, ont commandé au plus haut niveau de la hiérarchie aérienne pendant la Grande Guerre.


L’école britannique du bombardement stratégique a entrepris de jeter les bases d’un emploi de cette pratique opérationnelle dès la Première Guerre mondiale, en se dotant d’un corps aérien autonome, l’Independent Air Force. Le général Trenchard, qui en a assuré le commandement, affirme sa ferme intention, en cas de conflit avec un ennemi qui ne peut être que l’Allemagne, de pilonner les centres urbains s’ils venaient à abriter des objectifs militaires, y compris des usines dans lesquelles des ouvriers travaillent pour le compte de la défense nationale. Son mémorandum en date de mai 1928 prédit de la manière la plus claire qui soit qu’il est bien plus facile de briser le moral des civils que celui d’une armée en campagne. De son côté, le général Sykes, qui a dirigé la Royal Air Force dans les derniers mois de la Grande Guerre, affirme : « Le développement présent de la force aérienne nous apporte l’assurance que la puissance militaire sera employée à des attaques directes contre le moral des sujets non combattants d’une nation ennemie. » Très nettement, la doctrine britannique du bombardement stratégique est dirigée, dès avant le conflit, vers l’attaque des ressources morales de l’ennemi.


Aux États-Unis, Mitchell se montre plus mesuré, mais le colonel William Sherman, professeur à l’Air Corps Tactical School dans la seconde moitié des années 1920, ne cache pas qu’« aucun trait de la guerre future ne promet des conséquences d’une nature aussi terrible que des attaques surprises […] lancées par avion contre des populations civiles sans méfiance ». C’est dans ce véritable creuset de la doctrine aérienne américaine qu’est forgée la méthode dont les ennemis de l’Amérique seraient justiciables lors d’une guerre.


Cependant, les aviateurs d’outre-Atlantique s’intéressent bien plus à la dislocation de ce qu’ils nomment l’« Industrial Fabric », le tissu industriel, qu’à l’attaque des populations, jugée immorale. Les officiers supérieurs qui, au cours des années 1930, planifient ces campagnes, les Spaatz, les Eaker, les LeMay, les Hansell et les Doolittle, commanderont les phalanges aériennes américaines au combat de 1941 à 1945. Ils prévoient de s’attaquer aux centres de gravité économiques et industriels, estimant indispensable de frapper les industries en amont, cibles essentielles à l’effort de guerre, telles que les ressources en pétrole, les matières premières, ou encore le système de transport. En procédant de cette façon, ils sont convaincus de déclencher une réaction en chaîne au sein de la machine de guerre ennemie. Le tarissement des approvisionnements en carburant aboutirait à la paralysie à la fois des forces armées et de l’économie d’un quelconque adversaire. La destruction des centres de production très spécialisés, tels que ceux des roulements à billes, concentrés dans une seule ville d’Allemagne du Sud, Schweinfurt, est censée engendrer des conséquences comparables.


Dès la seconde moitié des années 1930, un conflit paraissant inéluctable, les aviateurs britanniques et américains s’emploient à réunir les informations relatives aux points faibles de leurs futurs adversaires, établissant les dossiers de centaines d’objectifs situés sur le territoire du Reich. Dans le même temps, ils procèdent au développement d’appareils capables de remplir des missions à caractère stratégique, en l’occurrence des quadrimoteurs de bombardement lourds à long rayon d’action ; Lancaster, Halifax ou encore Stirling en Grande-Bretagne ; B-17 Flying Fortress et B-24 Liberator aux États-Unis, sans parler du B-29 Superfortress, destiné à une autre tâche dont l’échéance est bien plus lointaine, l’attaque du Japon.


La guerre à l’ouvrier allemand

Chez Winston Churchill, l’idée d’une offensive aérienne stratégique sur l’Allemagne et l’Europe occupée s’impose dès la fin de la bataille d’Angleterre. Son armée de terre et sa marine étant dans l’incapacité d’agir, le Premier Ministre britannique décide de faire appel au Bomber Command de la Royal Air Force, souhaitant faire sentir à la population ennemie, bien à l’abri derrière le glacis conquis par la Wehrmacht en Europe occidentale, le poids de la guerre. Les petites formations engagées de nuit au-dessus de l’Europe, à partir du printemps 1941, visent essentiellement les industries du pétrole et de l’aéronautique. Néanmoins, ces attaques dites de précision se heurtent à d’immenses difficultés d’ordre technique, qui contraignent les aviateurs britanniques à réviser leurs méthodes en profondeur. Au début de 1942, ils décident d’avoir recours à des raids sur zone (Area Bombing), dirigés vers la destruction systématique des agglomérations allemandes, pensant qu’en écrasant ces dernières sous des tapis de bombes explosives et incendiaires, ils pourront atteindre un double objectif : en finir avec les centres de production qui y sont dispersés et ne peuvent être atteints par des attaques directes ; porter un coup fatal au moral de la population.


Menées sous l’égide de lord Cherwell, conseiller scientifique de Churchill, des études approfondies ont en effet révélé que le maillon le plus vulnérable du système de production ne concerne ni les ressources en matières premières, ni les usines de transformation et d’assemblage, mais l’ouvrier qui y travaille. Dès lors, dans le contexte d’une guerre qui devient chaque jour un peu plus totale, la doctrine britannique du bombardement vise à briser les ressorts psychologiques des civils. La directive du 14 février 1942, conçue par l’état-major de la Royal Air Force, en accord avec les plus hautes autorités politiques et scientifiques du pays, est d’une implacable logique. Elle fait de la sape du moral de la population ouvrière l’objectif central de l’offensive aérienne stratégique. Elle présuppose qu’une offensive soutenue de dix-huit mois sur 58 des plus grandes villes du pays, où vivent quelque 22 millions de personnes, permettra d’en finir avec la volonté de combattre du peuple allemand. À la fin de 1942, le général Portal, chef d’état-major de la Royal Air Force, est on ne peut plus explicite à ce sujet. Planifiant une immense campagne de bombardement pour les années 1943-1944, il enjoint au Bomber Command de déloger 25 millions d’Allemands, d’en tuer 900 000 et d’en blesser au moins 1 million. Tant et si bien que les historiens britanniques les plus sérieux n’hésitent pas à conclure que le Bomber Command a mené « une guerre contre l’ouvrier allemand1 ».


La direction de cette offensive revient au général Harris, nommé à la tête du Bomber Command en février 1942. Faisant montre d’un zèle et d’une obstination rares, convaincu de pouvoir gagner la guerre par l’unique recours à la puissance aérienne, celui-ci s’emploie à développer les capacités de son grand commandement de façon à lui permettre d’entreprendre des raids massifs, tels que celui du 30 mai 1942 où, pour la première fois, plus de 1 000 bombardiers sont lancés sur une ville, en l’occurrence Cologne.


La conception de l’aviation stratégique américaine constitue l’antithèse de celle qu’appliquent les Britanniques. Les premiers éléments de la 8e Air Force arrivent en Grande-Bretagne au cours des premières semaines de 1942, forts d’une méthode opérationnelle qui suscite les doutes les plus profonds au sein de la Royal Air Force. Aux raids de nuit, les aviateurs d’outre-Atlantique préfèrent les attaques de jour à haute altitude, où la précision des bombardements s’impose comme un primat. Leur chef, le général Eaker, de la même façon que Douhet, a de tout temps affirmé la capacité du bombardier lourd, véritable croiseur du ciel, à forcer les défenses ennemies. Il est convaincu que ses quadrimoteurs, organisés en de puissantes phalanges protégées par les centaines de mitrailleuses qu’elles embarquent, atteindront leurs objectifs. Cette approche est définitivement validée par la directive AWPD-42, rédigée de la main du général Hansell, le père de cette doctrine. Si la problématique de la chasse d’accompagnement est abordée par quelques officiers de haut rang, la croyance commune est fondée sur un principe : les avions de bombardement engagés dans de telles opérations n’auront nul besoin d’escorte face aux intercepteurs ennemis.


L’offensive aérienne combinée

L’année 1942 s’identifie aux balbutiements de l’offensive aérienne sur l’Allemagne. Si le Bomber Command commence à frapper avec bien plus d’intensité les villes du Reich, la 8e Air Force cantonne dans l’immédiat ses attaques à l’Europe occupée. Elle ne commence à aborder le territoire allemand proprement dit qu’en janvier 1943, alors que se produit un tournant décisif dans la stratégie anglo-saxonne. Lors de la conférence interalliée de Casablanca (Anfa), Britanniques et Américains prennent en effet la décision d’intégrer leur campagne aérienne dans le processus d’invasion amphibie de l’Europe occidentale. Les directives adressées en ce sens aux chefs aériens sont sans ambiguïté aucune : « Votre objectif, précisent-elles, consiste à obtenir progressivement la destruction et le démantèlement de l’armature militaire, économique et industrielle de l’Allemagne, et à saper le moral du peuple allemand de manière à affaiblir mortellement sa volonté de résistance. »


Dès lors, le Combined Chiefs of Staff (l’état-major combiné interallié), la plus haute autorité stratégique militaire alliée, entreprend de lier l’action des aviations américaine et britannique. Elle la situe dans le cadre d’une offensive aérienne combinée (Combined Bomber Offensive), visant à n’accorder aucun répit à l’Allemagne nazie en la bombardant de jour comme de nuit. La directive Pointblank, en date de juin suivant, confirme les finalités stratégiques de l’opération telles qu’elles ont été déterminées à Anfa. Elle confie à Harris et à Eaker le soin de mettre à bas les ressources industrielles nazies (pétrole, caoutchouc, chantiers navals, roulements à billes). Elle y adjoint la nécessité vitale, en prévision d’un débarquement à venir, de chasser du ciel la Luftwaffe.


Dans l’histoire de l’offensive aérienne stratégique, l’année 1943 marque une importante montée en puissance, mais elle se traduit aussi par de cuisants échecs pour les Alliés. Au printemps, Harris engage la bataille de la Ruhr, cœur industriel du Reich, dont il attend des effets décisifs. La bataille de Hambourg (juillet-août), si elle atteint un niveau de violence extrême, inflige d’immenses pertes à la population civile et sème l’inquiétude au sommet de l’État nazi, ne met pas pour autant l’Allemagne à genoux. Pis encore. En octobre, Eaker subit une sévère défaite lors d’un raid sur les usines de roulements à billes de Schweinfurt, perdant près de 20 % des appareils engagés. Ce désastre contraint les Américains à stopper leurs attaques en profondeur sur le territoire allemand et à réviser de fond en comble leur doctrine. Désormais, l’objectif principal devient la neutralisation de la chasse ennemie, menée de conserve entre les bombardiers stratégiques et les chasseurs qui les accompagnent de plus en plus loin, jusqu’à Berlin au printemps 1944. De ce fait, les pilotes de la Jagdwaffe (la chasse allemande) subiront de terribles saignées pendant toute cette année.


À l’orée de l’hiver 1943-1944, l’inquiétude s’empare des tenants de l’aviation stratégique alliée, qui apprennent la planification d’un débarquement en Europe, en même temps que la subordination de tous leurs moyens, à l’horizon du mois d’avril 1944, au général Eisenhower, commandant en chef des forces affectées à Overlord. Dès lors, une sorte de fronde se produit chez les chefs de l’aviation, qui entendent prouver à tout prix l’efficacité du bombardement et démontrer par là même l’inutilité d’une opération amphibie en France. C’est ainsi que Harris engage le Bomber Command dans la bataille de Berlin, cœur politique de l’Allemagne, de novembre 1943 à avril 1944, sans pour autant atteindre l’objectif qu’il poursuit, faire plier le IIIe Reich, et en perdant quelque 500 bombardiers. La vigueur avec laquelle les aviateurs s’opposent à l’invasion de l’Europe occidentale amènera Eisenhower à mettre à plusieurs reprises sa démission dans la balance.


Ayant retrouvé leur autonomie opérationnelle en septembre 1944, Harris et Spaatz, commandant en chef des forces stratégiques américaines en Europe, entament la bataille contre les voies de communication et le pétrole, dont les résultats sont incontestables et les effets pour le moins décisifs. Peu avant le passage du Rhin, à l’orée du printemps 1945, ils tentent une fois encore de peser sur l’issue finale de la guerre en frappant les grandes villes d’Allemagne orientale (dont Dresde, Leipzig et Chemnitz) et en planifiant, sans pouvoir les exécuter, quelques gigantesques opérations (Shatter, Thunderclap et Hurricane) visant à frapper l’Allemagne de stupeur. Jusque dans les dernières semaines de la guerre, les aviateurs alliés se sont donc bien appliqués à agir de façon à faire prévaloir l’idée d’une efficacité majeure de leur arme dans la victoire sur le Reich d’Hitler.


Des effets en trompe l’œil

Appréhender les effets de l’offensive stratégique suppose d’abord d’analyser le rythme de la montée en puissance alliée. Des quelque 2,7 millions de tonnes de bombes larguées sur le territoire européen de 1940 à 1945 – dont, on l’oublie trop souvent, 500 000 sur la France –, plus de 1,7 million l’ont été pendant les deux dernières années du conflit, avec un pic de 1,2 million en 1944. Au regard de ces statistiques, la campagne aérienne anglo-américaine s’identifie à un phénomène dont l’intensité ne se développe que de façon très graduelle et ne fait sentir son effet maximal que fort tardivement.


Les chiffres de la production de guerre allemande constituent un autre indicateur intéressant. Si l’on prend en compte quelques domaines stratégiques, ils révèlent de grandes surprises. C’est ainsi que les fabrications de chars passent de l’indice 81 en 1941 à 536 en 1944 ; celles des avions de 97 à 277 pour la même période ; celles des munitions de 102 à 306 ; celles des explosifs de 103 à 2262. Le même phénomène se retrouve dans la métallurgie (indice 100 en 1939 et 203 en 1944) et dans les matériels de transport (indice 100 en 1939 et 255 en 1944). Le secteur des métaux non ferreux est à peine touché (indice 100 en 1939 et 98 en 1944), tout comme celui des mines (indice 100 en 1939 et 98,5 en 1944)3.


Les effets directs des bombardements aériens paraissent donc, à première vue, avoir été fort limités. Ce phénomène pour le moins singulier tient en bonne partie à l’entreprise de dispersion et d’enfouissement des usines pratiquée par le ministre de l’Armement Albert Speer, un fidèle d’Hitler nommé dans ces fonctions en février 1942. Engagée en vue de réduire la vulnérabilité de la machine de production aux bombes alliées, une telle politique se révèle d’une réelle efficacité, même si sa mise en œuvre, étalée sur des années, engendre au départ des pertes de rendement. La montée en puissance de l’industrie de guerre nazie résulte aussi des investissements considérables engagés avant et pendant les premières années des hostilités. Elle tient, enfin, à la politique de mobilisation industrielle du IIIe Reich. Jusqu’à leur défaite devant Moscou, les Allemands, convaincus d’être impliqués dans une guerre courte, ne se sont pas souciés de faire appel à tous les moyens de production en leur possession. Ce n’est qu’au moment de la défaite de Stalingrad et de la promulgation de la guerre totale, avec les conséquences qui en résultent, que le régime nazi s’inquiète enfin de jeter dans la balance toutes les ressources disponibles.


Ce constat n’en doit pas moins être fortement pondéré. Comme le révèlent de nouvelles études réalisées par certains des meilleurs spécialistes anglo-saxons, n’aborder le problème de la production de guerre allemande qu’au vu des seules statistiques des sorties de matériels de toutes catégories revient à ignorer un paramètre essentiel : celui du rythme de croissance de la production d’armement, tel que les planificateurs l’ont prévu. Pour Richard Overy, il ne fait aucun doute que « les bombardements, lentement mais sûrement, sapaient les soubassements de la production future, et les raids produisaient un effet cumulatif de rupture au niveau du fragile réseau de production et de distribution élaboré en vue de compenser les défaillances du système industriel. […] Les bombardements empêchèrent toute rationalisation ultérieure4 »… Pour Adam Tooze, qui met à mal le mythe du « miracle Speer », l’accroissement rapide de la production de guerre – indice 100 en janvier 1942 passant à 230 au printemps 1943 – est étouffé par la campagne du Bomber Command sur le bassin de la Ruhr5. La décision prise par Harris de reporter dans les mois qui suivent l’effort sur les villes et le délogement de la population constitue, selon le même auteur, une grave erreur qui ne permet pas de pousser plus loin l’avantage acquis.


De fait, les attaques sur les agglomérations, telles qu’elles sont menées dans le cadre de l’Area Bombing, n’entraînent une réduction des fabrications d’armement que de 5 % seulement. Les raids sur des objectifs industriels se montrent bien plus efficaces. À l’automne 1943, les chefs de la Luftwaffe s’inquiètent sérieusement et avec juste raison des bombardements américains sur l’industrie aéronautique, qui entraînent une forte réduction des livraisons d’avions.


La bataille menée contre les moyens de transport du Reich à partir de l’automne 1944, lorsque les forces aériennes stratégiques anglo-américaines retrouvent leur autonomie opérationnelle par rapport à Eisenhower et disposent de 5 000 avions, pèse d’un poids encore plus lourd dans l’effondrement de la production industrielle constatée précédemment. En détruisant les canaux, les voies de chemin de fer, les routes et les ouvrages d’art, les bombardiers de Harris et de Spaatz entraînent une paralysie progressive de la machine de guerre ennemie, preuve que la dispersion réalisée sous l’égide de Speer constitue une arme à double tranchant. Ils empêchent les centres d’assemblage d’être approvisionnés en pièces et en éléments nécessaires au montage des chars, des avions, des sous-marins et de bien d’autres catégories d’armement. Ils contribuent aussi à tarir plus ou moins fortement l’arrivée des matières premières nécessaires aux aciéries et aux fonderies.


Une autre bataille, engagée elle aussi à partir de l’automne 1944, amène le IIIe Reich au bord du gouffre. Les Américains l’ont programmée avant même leur entrée en guerre, mais s’ils lancent des raids contre les gisements de pétrole roumains de Ploeşti, le paroxysme des attaques visant à priver la Wehrmacht de carburant intervient bien plus tard dans la guerre. Les objectifs visés, Ploeşti étant tombé aux mains de l’Armée rouge, sont les 18 usines d’hydrogénation disséminées dans tout le Reich. La production, déjà bien entamée au printemps 1944, ne dépasse pas 20 % de ce qu’elle a été dans les dernières semaines de cette même année. Elle se traduit par des problèmes opérationnels et logistiques au sein des unités blindées et motorisées et affaiblit en profondeur l’efficacité au combat d’une Luftwaffe qui, non seulement ne peut plus engager ses avions comme elle l’entend, mais sacrifie aussi la qualité d’un personnel navigant qui ne bénéficie plus de capacités suffisantes en matière d’heures d’entraînement.


Des bombardements contestés

Les effets indirects, moins visibles, sont tout aussi destructeurs. Dès 1943, à l’issue d’un débat mouvementé, la Luftwaffe commence à regrouper dans le ciel du Reich une grande partie de ses chasseurs, abandonnant aux aviations alliées la supériorité aérienne au-dessus des fronts terrestres lors de la décisive année 1944. À ce moment, les raids prennent une telle ampleur que l’Allemagne n’a d’autre choix que de consacrer ses ressources à la construction quasi exclusive d’intercepteurs. Ce faisant, elle n’a plus les moyens de fabriquer d’appareils de bombardement capables d’aller porter le fer et le feu chez l’ennemi. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, la défense du Reich mobilise près de 70 000 canons antiaériens et plus de 1 million d’artilleurs en territoire allemand, cette fois encore au détriment des fronts de l’Ouest et de l’Est. Enfin, près de 2 millions de travailleurs, pourtant si précieux pour l’industrie du Reich, ne servent pas dans les usines, mais consacrent leurs efforts au déblaiement des ruines des centaines d’agglomérations écrasées sous les bombes.


Malgré l’intensité des bombardements, les aviateurs alliés n’ont toutefois jamais réussi à porter des coups suffisamment puissants au moral de la population pour entraîner, grand fantasme douhétien qui n’est qu’une vue de l’esprit, son retournement contre les autorités politiques nazies. Certes, l’apocalypse qui s’est abattue sur l’Allemagne a engendré de profondes inquiétudes chez de grands dirigeants tels que Hitler, Goering, Speer et Goebbels, mais le pouvoir et le parti nazis ont su habilement exploiter la colère, la haine et la rancœur des Allemands bombardés contre les Alliés, encourageant un temps les lynchages des navigants anglo-américains tombés sur leur territoire. Les raids anglo-américains, qu’ils aient revêtu un caractère industriel ou se soient inscrits dans une logique de terreur, ont, bien au contraire, rassemblé les civils derrière leurs dirigeants et forgé un esprit de résilience largement sous-estimé par les chefs du Bomber Command et des US Army Air Forces.


Avant même la fin des hostilités, les opérations aériennes stratégiques menées sur l’Allemagne font l’objet de très vives critiques, d’abord de la part de chefs terrestres qui auraient préféré que les dépenses consacrées à la construction des 170 000 bombardiers britanniques et américains l’aient été au profit de la fabrication en bien plus grandes quantités de chars, de barges de débarquement et de camions. Certains ont avancé qu’en suivant cette politique un débarquement aurait été possible dès 1943. Le débat éthique qui entoure ce phénomène n’est pas moins intense. Les critiques suscitées par les raids lancés vers la fin des hostilités, à Dresde notamment, s’expriment jusqu’en Grande-Bretagne même. Nombre d’observateurs et d’analystes identifieront la destruction des villes allemandes à un crime de guerre, une tache indélébile sur l’honneur des Alliés. Ils y verront une entreprise ayant entraîné la mort inutile de 350 000 à 500 000 civils, un processus de destruction responsable de la disparition d’inestimables trésors architecturaux et artistiques, mais aussi une paupérisation d’une partie de la population européenne qui aurait pu avoir une conséquence politique majeure en la précipitant vers le communisme.


Que les bombardements alliés n’aient pas atteint le but qu’en attendaient les tenants de l’aviation stratégique, en l’occurrence la défaite du Reich, est un fait incontestable. Celui-ci n’a capitulé que lorsque les forces terrestres l’ont occupé. Que lesdits bombardements aient entraîné des ruines et des souffrances est tout aussi vrai. Partie intégrante de la guerre totale que se sont livrés les deux camps en présence de 1939 à 1945, ils n’en ont pas moins permis de porter des coups extrêmement rudes à l’économie allemande. Comme le souligne avec juste raison Richard Overy, force est de se demander ce qui se serait passé si, cinq années durant, l’Allemagne nazie avait pu vaquer à ses activités de production sans jamais être inquiétée, à l’abri de son glacis continental.


Bibliographie sélective

Bourneuf, Pierre-Étienne, Bombarder l’Allemagne. L’offensive alliée sur les villes pendant la Deuxième Guerre mondiale, Paris, Presses universitaires de France, 2014.


Crane, Conrad C., Bombs, Cities and Civilians, American Airpower Strategy in World War II, Lawrence, University Press of Kansas, 1993.


Facon, Patrick, Le Bombardement stratégique, Paris, Le Rocher, 1996.


Frankland, Noble, The Bombing Offensive against Germany. Outlines and Perspectives, Londres, Faber & Faber, 1965.


Overy, Richard, The Air War, 1939-1945, Washington DC, Potomac Books, 2005.


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Schaeffer, Ronald, Wings of Judgment. American Bombing in World War II, Oxford, Oxford University Press, 1985.


Süss, Dietmar, Deutschland im Luftkrieg, Munich, Oldenbourg Verlag, 2007.


Tooze, Adam, The Wages of Destruction, The Making and Breaking of the Nazi Economy, New York, Viking Penguin, 2007.


1. John Terraine, Theory and Practice of the Air War : the Royal Air Force, New York/Oxford, Berg, 1992.


2. Adam Tooze, The Wages of Destruction, The Making and Breaking of the Nazi Economy, New York, Viking Penguin, 2007.


3. The United States Strategic Bombing Survey, Summary Report, European War, 30 septembre 1945.


4. Richard Overy, Air Power in the Second World War, Historical themes and Theories, New York/Oxford, Berg, 1992.


5. Adam Tooze, The Wages of Destruction, op. cit.

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