10 蘇聯經濟無法與德意志帝國的工業潛力相匹敵。 作者:奧利維爾‧維維奧卡

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L’économie soviétique ne pouvait rivaliser avec le potentiel industriel du Reich

par Olivier WIEVIORKA

Que la victoire à l’Est, en 1945, ait résulté d’une supériorité industrielle de l’URSS constitue, hier comme aujourd’hui, une réalité difficile à admettre. Les stratèges nazis peinèrent à la reconnaître. « Hitler fut responsable de la défaite allemande. Il ne sut pas utiliser les ressources de la stratégie ; il gaspilla ses forces en vains efforts et en résistance inutiles, à des endroits et des moments mal choisis1 », confia le général Tippelskirch, enclin à minorer les performances russes. Et nos contemporains, spectateurs du naufrage soviétique de la fin des années 1980, ne peuvent que s’avouer sceptiques à l’égard d’un supposé miracle obtenu sous les plis du drapeau rouge. Ils sont en revanche plus disposés à saluer les performances du complexe militaro-industriel nazi et à applaudir les prouesses d’Albert Speer. Alors que l’Allemagne était constamment pilonnée par les bombardiers alliés, le Reich, grâce à son ministre de l’Armement, vit, il est vrai, sa production de guerre s’accroître jusqu’en juillet 1944 – un résultat remarquable. Et pourtant… Les plus récentes recherches invitent à poser un regard lucide sur ces deux systèmes productifs. Elles confirment qu’au rebours d’une image convenue l’Allemagne fut une puissance industrielle relativement faible tandis que l’Union soviétique, à l’inverse, sut développer un impressionnant outil productif à vocation militaire.


Veillées d’armes

À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne restait une puissance moyenne. En 1939, le PIB cumulé de la France et du Royaume-Uni – empires inclus – dépassait de 60 % les PIB cumulés du Reich et de l’Italie mussolinienne2. En 1933, 29 % de la population active allemande travaillait encore dans l’agriculture – une branche de surcroît peu productive car faiblement modernisée. Le niveau de vie global s’en ressentait. Dans les ménages ouvriers, les dépenses de nourriture, de boisson et de tabac représentaient de 43 à 50 % du budget moyen, auxquels s’ajoutaient 12 % pour le logement3.


Dès son arrivée au pouvoir, pourtant, Hitler lança un ambitieux programme de réarmement. À ses yeux, la guerre réglerait l’ensemble des problèmes que son pays affrontait. Elle offrirait à la paysannerie les terres dont elle manquait, à l’industrie les matières premières qui lui faisaient défaut, et assurerait l’hégémonie aryenne sur les races prétendument inférieures. Le Führer ne lésina pas. Il prévit dès 1933 de dépenser 35 milliards de Reichsmarks (RM) sur huit ans, alors que le revenu national équivalait à 43 milliards. Le plan, en d’autres termes, se proposait d’affecter de 5 à 10 % du PIB à l’effort de défense – un pourcentage impressionnant. Cet effort porta ses fruits. En 1940, le Reich alignait 2 440 tanks, 5 440 avions et 5,4 millions d’hommes4 – un bilan qui ne doit cependant pas abuser.


L’économie allemande pâtissait en effet de réelles faiblesses. Les matières premières restaient une denrée rare – à commencer par le pétrole. Certes, Hitler espéra compenser cette pénurie en confiant à Hermann Goering le soin de lancer, en 1936, un « plan de quatre ans » qui devait, espérait-il, permettre de fabriquer 5,4 millions de tonnes d’essence synthétique. De même, le pacte germano-soviétique du 23 août 1939 apporta un répit bienvenu. En 1940, l’URSS assurait 74 % des besoins en phosphate du Reich, 65 % du chrome, 55 % du manganèse et 34 % du pétrole importé, mais il s’agissait là d’un modeste expédient. Privée de devises en raison d’un commerce extérieur atone, l’Allemagne ne pouvait – à la différence du Royaume-Uni ou de la France – importer les armes ou les matières premières nécessaires à son effort de guerre. Par ailleurs, sur le front de l’emploi, la situation était tendue, tant en raison des effectifs mobilisés par l’armée que de la ponction exercée par une agriculture improductive. Les succès remportés par le Reich en Pologne en 1939 puis en Europe occidentale en 1940 masquent cette évidence : à la veille de la Seconde Guerre mondiale, le Reich n’était en aucun cas prêt à affronter une guerre longue. Les chars allemands tombaient fréquemment en panne – certes comme bien d’autres blindés –, comme l’avaient révélé l’Anschluss en 1938 puis la conquête de la Pologne en 19405 ; la France et le Royaume-Uni comblaient leur retard : dans les cinq premiers mois de 1940, l’industrie aéronautique allemande produisait moitié moins que ses homologues française et britannique. Et la qualité du made in Germany laissait à désirer : le Spitfire anglais comme le Dewoitine 520 français équivalaient le Me-109 allemand, pourtant considéré comme un chasseur hors pair6.


Côté soviétique, les problèmes étaient tout aussi aigus. Certes, Staline avait procédé à une industrialisation à marche forcée dans les années 1930. Le premier plan (1928-1933) avait multiplié par 3,5 l’investissement dans le secteur secondaire, effort poursuivi par la suite. Mais les résultats réels déçurent : ainsi la production industrielle ne progressa-t-elle, selon les estimations, que de 41 % à 72 % entre 1928 et 19327. Sur cette base, l’Union soviétique renforça néanmoins ses dépenses militaires – elles représentaient 16 % de son budget en 1936 et 32,5 % en 1940 contre un modeste 1,3 % en 19298. L’intendance suivait. Alors qu’ils ne produisaient aucun char en 1929, les arsenaux en sortirent plus de 3 000 par an à partir de 1934.


Cet effort dissimulait cependant des faiblesses bien réelles. D’une part, la démographie du pays, saignée par les famines, les purges et le mauvais état sanitaire de la population, stagnait. Si 147 millions d’habitants peuplaient en 1926 le paradis des Soviets, ils n’étaient aux termes du recensement de 1937 que 156 millions – en lieu et place des 180 millions imprudemment prédits par Staline en janvier 19349. Par ailleurs, la population active, en 1940, travaillait à hauteur de 45 % dans les kolkhozes. Cette forme d’exploitation agricole mobilisait donc trop d’actifs pour des résultats pitoyables, puisqu’elle peinait à nourrir la population. Le secteur secondaire, par ailleurs, pâtissait d’une faible productivité due à la surexploitation des hommes, à l’inefficacité de la planification et aux gaspillages divers et variés. Du coup, l’effort d’armement montrait des limites évidentes. Bien des matériels étaient vétustes, trop d’unités sous-dotées. À la veille de l’offensive allemande du 22 juin 1941, le 14e corps mécanisé alignait par exemple 520 vieux T-26 et non les 1 031 chars moyens ou lourds prévus10. Et si l’aviation rassemblait 9 576 appareils de combat, bien des avions, anciens, souffraient de surcroît d’une sur-utilisation, tandis que les nouveaux modèles, l’Iliouchine Il-2 Sturmovik par exemple, entraient tout juste en service au printemps de 1941.


À l’heure où les panzers s’élançaient à l’assaut de la steppe russe, aucun camp, au total, n’était assuré de vaincre. Certes, l’Union soviétique disposait de sérieux atouts dont le Reich était en partie dépourvu : une population comparativement plus importante, des ressources en matières premières et une solide base industrielle. Encore fallait-il que le régime soviétique adapte un système productif rigide qui reposait largement sur la terreur et l’exploitation d’une main-d’œuvre servile mobilisée dans le sinistre cadre du Goulag.


Hitler mesurait, pour sa part, les faiblesses économiques du Reich, bien que la conquête d’une partie du continent européen lui ait apporté les ressources des pays conquis – la France au premier chef. Si la Belgique, par exemple, dépensa sous l’Occupation 83,3 milliards de francs belges pour les besoins de sa population, l’occupant en préleva 133,6 milliards a minima11. Mais ces apports restaient insuffisants pour mener une guerre longue. En 1941, la marine militaire et marchande allemande consommait par exemple 90 000 tonnes de pétrole par mois ; mais la production nationale ne se montait qu’à 52 000 tonnes et ses réserves atteignaient tout juste 220 000 tonnes12, auxquelles pouvaient s’ajouter, cependant, les ressources des territoires alliés ou conquis (Roumanie, Alsace, Galicie), ainsi que l’essence synthétique.


À cette aune, l’attaque contre l’Union soviétique résolvait une équation à plusieurs inconnues. Elle rompait avec la gênante équivoque suscitée par le pacte germano-soviétique en défiant une fois pour toutes l’adversaire idéologique numéro un du nazisme, le judéo-bolchevisme. Par ailleurs, la défaite de Staline priverait Churchill de l’unique allié continental sur lequel il pouvait encore tabler, ce qui l’amènerait peut-être à s’assoir à la table des négociations. La conquête d’un Lebensraum oriental, enfin, offrirait à une paysannerie les terres dont elle rêvait et assurerait tant la sécurité alimentaire (via l’Ukraine) que pétrolière (via Bakou) du peuple élu. La Wehrmacht, cependant, devait emporter la décision dans les plus brefs délais : l’Allemagne n’avait en aucun cas les moyens de mener une guerre longue.


La campagne de Russie, côté soviétique

L’Armée rouge se chargea de briser ces rêves prométhéens en stoppant dès l’hiver 1941 les panzers devant Moscou et Leningrad. Bien des kilomètres, pourtant, séparaient encore les rives de la Moskova des berges de la Spree, d’autant que les Allemands s’étaient emparés de territoires vitaux pour l’URSS : mobilisant en 1940 63 % de la force de travail, cet espace soudainement confisqué produisait alors 58 % du blé et 33 % de la production industrielle soviétique. Le régime parvint cependant à limiter les dégâts en évacuant dès l’été 1941 les hommes et le matériel. Entre juin et novembre de cette même année, près de 915 000 wagons furent chargés. Vingt-cinq millions de personnes furent déplacées, 1 530 entreprises relocalisées13, ce qui offrit une base pour le redressement industriel à venir. Pour emporter définitivement la victoire, l’Armée rouge devait toutefois disposer d’un outil militaire adéquat qui, en 1941, restait à construire. Mais contre toute attente, le système stalinien le forgea.


De fait, la production de matériel militaire ne cessa de croître. L’Union soviétique produisit 8 331 avions de combat en 1940, 21 681 en 1942, 33 205 en 1944. De ses usines sortirent 2 794 blindés en 1940, mais 28 983 en 1944, 40 547 canons en 1941 contre 122 385 en 194414. Ces résultats exceptionnels, loin de ressortir d’un improbable miracle, résultent plus prosaïquement de choix économiques assumés et appliqués, il est vrai, sans états d’âme.


Le régime soviétique, tout d’abord, transféra la main-d’œuvre des secteurs jugés secondaires – agriculture et industries de biens de consommation – vers les usines d’armement. En termes globaux, le secteur de la défense mobilisait 28,2 millions d’hommes en 1942 (contre 14,3 millions en 1940), aux dépens des secteurs alloués aux besoins civils : ces derniers chutèrent de 46 millions entre 1940 (72,5 millions d’hommes) et 1942 (26,5 millions d’hommes), un choc titanesque15. Bénéficiant de cet accroissement du facteur travail, les industries de guerre profitèrent également de l’apport du facteur capital. Les machines leur furent prioritairement affectées, ce qui accrut la productivité. Ainsi les usines de la défense, base 100 en 1940, virent-elles leur productivité passer à l’indice 301 en 1944, tandis que les industries civiles régressaient : sur une même base 100 en 1940, leur productivité atteignait un très modeste indice 69 en 194516. Les autorités soviétiques, par ailleurs, privilégièrent la construction d’un nombre réduit de modèles, tant pour les blindés que pour l’aviation, ce qui favorisa le développement d’une production en série et engendra de substantielles économies d’échelle.


Cet effort se doubla d’une intense pression sur la main-d’œuvre, encore qu’il faille se montrer ici nuancé. Le péril menaçant en 1941 le régime stalinien fut si grave que le maître du Kremlin desserra l’étau qui enserrait la société soviétique. Sur le plan économique, cette très relative libéralisation amena le pouvoir à relâcher son étreinte sur la paysannerie. Les kolkhoziens étendirent ainsi le modeste lopin dont ils disposaient depuis 1935, grignotant quelque 5 millions d’hectares, ce qui leur permit de s’enrichir tout en fournissant plus de 50 % des achats alimentaires des citadins17. En revanche, les prolétaires furent soumis à rude épreuve. Mal nourris – le pain fournissait alors de 80 à 90 % des ressources procurées par le rationnement – leur consommation par tête, déjà maigre avant Barbarossa, se réduisit des deux tiers entre 1940 et 194318. En outre, l’ouvrier, en 1944, travaillait en moyenne quotidiennement plus de neuf heures, six jours sur sept19 – compte tenu des jours défalqués pour absence ou pour maladie. Le travail, enfin, fut militarisé. La loi du 26 décembre 1941 mobilisa le monde des usines pour la durée de la guerre. Tout départ, désormais assimilé à une désertion, était sanctionné par une peine de cinq à huit années de camp, peine qui, à Sverdlovsk, frappa même des adolescents âgés de quatorze à vingt ans20…


Quoi qu’il en soit, c’est bien la réorientation des facteurs de production, du secteur civil vers le secteur militaire, qui explique les succès de l’Union soviétique. Car son économie fut globalement à la peine. Le produit intérieur brut chuta de 20 % entre 1940 et 1945, et la population active se rétracta, passant de 87 millions à 67 millions d’hommes entre 1940 et 194421. En revanche, l’effort de défense absorba des ressources croissantes : si 17 % du produit national brut lui étaient consacrés en 1940, il en absorbait 61 % en 1943 puis 53 % en 194422 – une ponction colossale en partie atténuée par l’aide des Alliés.


Dans le contexte tendu de la guerre froide, les Occidentaux ont volontiers exalté le concours prêté à l’Armée rouge, sous-entendant que les Soviétiques, sans leur aide, n’auraient pas pu hisser le drapeau rouge au fronton du Reichstag. Ces derniers rétorquèrent que le concours anglo-américain, quoique bienvenu, n’avait que modestement pesé. Comme bien souvent, la vérité se situe à mi-chemin de ces affirmations contradictoires.


En termes quantitatifs, la contribution anglo-américaine n’a pas été considérable. Washington a fourni à Moscou 10,6 millions de dollars durant la guerre, soit 24 % de l’aide accordée par l’Oncle Sam à ses alliés (Londres en reçut 30 millions)23. Cet apport, de surcroît, arriva tardivement : 57 % du lend-lease (en valeur) parvint aux Soviétiques dans les dix-huit mois séparant juillet 1943 de décembre 1944. Ce soutien, enfin, fut civil avant tout : sur 1 dollar, 25 cents seulement allèrent directement au budget militaire24. Concluons : avec ou sans prêt-bail, Joukov aurait vaincu Paulus dans les ruines glacées de Stalingrad.


On ne saurait pour autant sous-estimer la contribution anglo-américaine. Car en fournissant à la population des ressources alimentaires – céréales, corned beef et autres produits laitiers –, les Occidentaux permirent à l’Union soviétique de procéder à sa réallocation des ressources, en évitant de solliciter jusqu’à l’épuisement des civils affamés. De plus, les machines modernes fournies aux entreprises contribuèrent à élever leur productivité. Enfin, les camions comme les matériels de communication offerts à l’Armée rouge l’aidèrent à mener une guerre mobile, donc adaptée à sa doctrine stratégique, qu’elle aurait été incapable de conduire sans le concours bienvenu de la puissante Amérique. Le facteur qualitatif, en outre, s’ajoutait au facteur quantitatif. Grâce aux additifs de la chimie américaine, l’indice d’octane s’élevait – et le même moteur gagnait 30 % en vitesse. Les 347 stations radio et radar aidèrent grandement l’Armée rouge et les locomotives livrées épaulèrent les chemins de fer soviétiques dans leur soutien logistique. Bref, sans être déterminant, le soutien du Nouveau Monde a donc été plus qu’utile : le contre-exemple allemand le confirme.


Une économie allemande à la peine

L’Allemagne, on l’a dit, était dans l’incapacité de mener une guerre longue. À la différence du Royaume-Uni, elle ne disposait pas de colonies, ce qui gênait son approvisionnement en matières premières. Bien entendu, elle pillait les ressources de ses alliés ou des pays conquis – les champs pétrolifères de Ploeşti en Roumanie et du lac Balaton en Hongrie furent ainsi sollicités. De même, les ersatz compensèrent certaines pénuries. Le Buna (120 000 tonnes produites en 1943) se substitua ainsi au caoutchouc naturel (8 000 tonnes seulement furent importées en 1943)25, mais ces expédients, insuffisants, montrèrent leurs limites à partir de 1943. En revanche, les Allemands restèrent, à la différence de la Grande Guerre, convenablement nourris. L’extermination de millions de Juifs, la famine délibérément créée à l’est, ainsi que le rationnement drastique imposé à l’ouest dégagèrent des surplus alimentaires, dûment pillés par les occupants, dont les ventres allemands purent se repaître.


Le problème de la main-d’œuvre, par ailleurs, restait aigu. De fait, 18 millions d’Allemands portèrent au total l’uniforme entre 1939 et 1945, ce qui contraignait à une alternative douloureuse : fallait-il mobiliser des soldats au risque de priver les usines d’ouvriers, ou procéder au choix inverse, sachant que 60 000 pertes mensuelles ponctionnèrent le front de l’Est entre juin 1941 et mai 1944 ? Le Reich opta pour le premier terme et mobilisa largement ses conscrits – à la différence, par exemple, des États-Unis. Ce prélèvement fut alors compensé par les moyens les plus divers. Les autorités s’appuyèrent largement sur les femmes – elles composaient 34 % de la force de travail dans la production de guerre en 1943 contre 25,4 % aux États-Unis26, mais ce recours se révéla assez vite insuffisant. Les autorités nazies s’appuyèrent alors sur la contrainte. Après avoir un temps recouru au volontariat, ils transformèrent les prisonniers de guerre en travailleurs libres, imposèrent le travail obligatoire dans les territoires qu’ils contrôlaient, et transformèrent les captifs de l’Armée rouge ainsi que les déportés en esclaves. Cette politique offrit à l’économie de guerre la main-d’œuvre qui lui manquait : à l’automne 1944, près de 8 millions d’étrangers, civils et prisonniers de guerre mêlés, peinaient dans les usines et dans les champs du Reich27. Si leur productivité, celle des déportés avant tout, était parfois inférieure de 40 % aux standards allemands, leur coût dérisoire, au vu des rations de famine servies aux victimes du Moloch nazi, assurait la rentabilité du système28.


Malgré l’insuffisance des matières premières et la contrainte de la main-d’œuvre, et en dépit des bombardements qui pilonnèrent l’Allemagne à partir de 1943, la production d’armement, on l’a dit, tripla entre février 1942 et juillet 1944. Se présentant dans ses Mémoires comme un preux technocrate aveuglé par le charisme du Führer, Albert Speer s’est non sans immodestie attribué les mérites de ce miracle29. En procédant à une rationalisation des processus de fabrication, en limitant les gaspillages, en favorisant une heureuse entente entre les industriels et les militaires, il serait parvenu à développer, avant l’effondrement final, l’outil militaire du Reich.


Cette vision occulte pourtant des réalités moins amènes. Les choix opérés, tout d’abord, furent dans l’ensemble inappropriés. Alors que l’Allemagne, à partir de 1944, était acculée à la défensive à l’ouest comme à l’est, elle développa des armes offensives – V-1 et V-2 par exemple – qui engloutirent des sommes importantes pour des résultats négligeables. De même, la production en série connut quelques ratés. Ainsi Speer ordonna-t-il de subdiviser la construction des sous-marins de type XXI afin de mobiliser a minima des cales sèches trop sollicitées et de réaliser de substantielles économies d’échelle. Mais sur les quatre-vingts bâtiments livrés à la fin de 1944, pas un n’était opérationnel30. Comme pour bien d’autres armes, les ingénieurs avaient brûlé les étapes, oubliant que de longs mois séparent la conception d’un prototype de sa fabrication en série.


La Luftwaffe, en revanche, constitue une exception puisque la production, en 1943, doubla par rapport à ses niveaux de 1941-1942. Mais il serait ici hasardeux d’évoquer un miracle. Les responsables, le maréchal Milch en tête, renoncèrent à produire des prototypes et privilégièrent la construction en série. Le nombre d’appareils sortis des chaînes ne doit cependant pas abuser. Les niveaux atteints résultèrent de la croissance combinée du facteur travail et du facteur capital. Grâce à sa proximité avec Hitler, Speer obtint en effet d’importantes allocations de matières premières et Himmler fournit la main-d’œuvre servile nécessaire en puisant dans le réservoir des camps de la mort. Cette stratégie obligea cependant à renoncer à l’innovation. La Luftwaffe construisit donc surtout des modèles anciens, le Me-109 par exemple31 – une réalité que de brillantes innovations, le chasseur à réaction Me-262 par exemple, ne sauraient éclipser. Les choix opérés accélérèrent par conséquent l’obsolescence des ailes allemandes.


Si les historiens ont volontiers salué les prouesses tactiques et stratégiques de l’Armée rouge, ils ont plus rarement crédité l’Union soviétique d’une réussite économique durant la Seconde Guerre mondiale. Tout suggère, pourtant, que le régime stalinien parvint à doter ses troupes d’un outil industriel militaire adéquat, en procédant à un transfert brutal mais efficace des ressources allouées au secteur civil vers les industries de la défense. À cette aune, l’apport anglo-américain fut utile mais en aucun cas décisif. Dès 1942, l’URSS réussit à « produire plus que l’Allemagne dans quasiment toutes les catégories d’armes. Pour les petites armes et l’artillerie, le rapport était de 3/1 ; pour les chars, elle atteignait le rapport renversant de 4/1 – différentiel aggravé par la qualité supérieure du T-34. Même pour les avions de combat, la marge était de 2/1. C’est cette supériorité industrielle, contrairement à toute attente, qui permit à l’Armée rouge, d’abord, d’absorber la seconde grande offensive de la Wehrmacht, puis, en novembre 1942, de lancer toute une série de contre-attaques dévastatrices32 », note l’historien Adam Tooze.


L’économie allemande réagit et rattrapa en partie son retard sur l’Union soviétique en 1944. Mais il était trop tard. Le Reich ne pouvait rivaliser avec les potentiels industriels additionnés de l’URSS, du Royaume-Uni et des États-Unis, alors même qu’il enregistrait, sur tous ses théâtres d’opérations, des revers, voire des désastres. Manquant d’hommes et de matières premières, malgré les rapines opérées par les nazis dans l’Europe entière, souffrant d’une base industrielle étroite, il entama un redressement en trompe l’œil. Les autorités préférèrent sacrifier aux exigences de la propagande pour aligner des chiffres spectaculaires réchauffant le cœur des Allemands plutôt que de produire selon les règles de l’art. Envoyés au combat dans des appareils surclassés, les pilotes de la Luftwaffe acquittèrent au prix fort ce pari hasardeux.


Experte en manipulation, la propagande rouge ne parvint cependant jamais à imposer l’image bien réelle de la réussite économique soviétique. À l’inverse, sa rivale nazie, tout aussi manipulatrice, réussit à accréditer, au mépris de l’évidence, la vision fallacieuse d’une industrie de guerre vaillante, capable de résister sous les bombes jusqu’au dernier souffle du régime hitlérien. Un mythe que les recherches historiques démentent désormais.


Bibliographie sélective

Harrison, Mark, Accounting for War. Soviet Production, Employment and the Defence Burden, 1940-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, 338 pages.


Overy, Richard, War and Economy in the Third Reich, Oxford, Clarendon Press, 1994, 390 pages.


Speer, Albert, Au cœur du Troisième Reich, Paris, Le Livre de Poche, 1972 (éd. allemande 1969), 796 pages.


Tooze, Adam, Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (éd. anglaise 2006).


1. Basil H. Liddell Hart, Les généraux allemands parlent, Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2011 (éd. anglaise 1948), p. 387.


2. Adam Tooze, Le Salaire de la destruction. Formation et ruine de l’économie nazie, Paris, Les Belles Lettres, 2012 (éd. anglaise 2006), p. 20.


3. Ibid., p. 157.


4. Chiffres donnés par Karl-Heinz Frieser, Le Mythe de la guerre-éclair. La campagne de l’Ouest de 1940, Paris, Belin, 2003 (éd. allemande 1995), p. 50 sq.


5. Ibid., p. 54.


6. Ibid., p. 64.


7. Alexandre Sumpf, De Lénine à Gagarine, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2013, p. 266.


8. Nicolas Werth, « La société russe en guerre », dans Omer Bartov et alii, Les Sociétés en guerre, 1911-1946, Paris, Armand Colin, 2003, p. 132.


9. Jean-Jacques Marie, Staline, Paris, Fayard, 2001, p. 522.


10. David M. Glantz et Jonathan House, When Titans Clashed. How the Red Army Stopped Hitler, Lawrence, University Press of Kansas, 1995, p. 35.


11. Götz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands. Le IIIe Reich, une dictature au service du peuple, Paris, Flammarion, 2005 (éd. allemande 2005), p. 142.


12. Adam Tooze, Le Salaire de la destruction, op. cit., p. 480.


13. Hélène Carrère d’Encausse, Staline. L’ordre par la terreur, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 1979, p. 108.


14. Mark Harrison, Accounting for War. Soviet Production, Employment and the Defence Burden, 1940-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 68.


15. Ibid., p. 122.


16. Ibid., p. 88.


17. Nicolas Werth, « La société russe en guerre », dans Omer Bartov et alii, Les Sociétés en guerre, 1911-1946, op. cit., p. 137.


18. Mark Harrison, Accounting for War, op. cit., p. 107.


19. Ibid., p. 83.


20. Alexandre Sumpf, De Lénine à Gagarine, op. cit., p. 280.


21. Mark Harrison, Accounting for War, op. cit., p. 98.


22. Ibid., p. 126.


23. Ibid., p. 132.


24. Ibid., p. 133.


25. Adam Tooze, Le Salaire de la destruction, op. cit., p. 236.


26. Ibid., p. 499.


27. Ibid., p. 501.


28. Ibid., p. 517.


29. Albert Speer, Au cœur du Troisième Reich, Paris, Le Livre de Poche, 1972 (éd. allemande 1969).


30. Adam Tooze, Le Salaire de la destruction, op. cit., p. 585-588.


31. Ibid., p. 557-559.


32. Ibid. p. 563.

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