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Les armes miracles allemandes auraient pu tout changer
par Pierre GRUMBERG
Quoi de mieux pour faire décoller la machine à fantasmes que de la peindre aux couleurs du IIIe Reich ? C’est très précisément ce que fait le magazine Le Point1 dans un article publié le 8 mai 2014 à l’occasion de la commémoration de la victoire alliée en Europe. Illustré d’une soucoupe volante de 50 mètres de diamètre portant la croix noire de la Luftwaffe, l’article traite essentiellement de l’opération Paperclip (« trombone »), vaste rafle organisée par l’Office of Strategic Studies (OSS, organisme précurseur de la CIA) pour rapatrier outre-Atlantique les ingénieurs et scientifiques ayant collaboré à l’effort de guerre nazi.
Un effort bien digne d’intérêt, souligne l’auteur de l’article : « À l’intérieur de ce département extraordinaire [un mystérieux “bureau de développement IV SS”, ou SS-Entwicklungstelle-IV, dont il n’existe pas de traces dans les organigrammes, NdlR] on compte de multiples expérimentations parfois sidérantes, à l’image du Landkreuzer P. 1000 Ratten, véritable croiseur terrestre de 1 000 tonnes […]. L’imagination créative des chercheurs nazis ne se résume pas à des engins destinés à l’armée de terre. En effet, ces derniers investissent pareillement le champ de l’aéronautique. On pense notamment à l’aile volante à réaction Ar E-555 de la firme Arado dont le rayon d’action est censé permettre à cet appareil d’atteindre la côte est des États-Unis et de pilonner cette zone avec 4 000 tonnes [sic] de bombes, voire une hypothétique bombe atomique. » Le journaliste précise que le ministère de l’Air du Reich ordonne l’arrêt du projet le 28 décembre 1944, mais ces recherches ne sont pas perdues pour tout le monde, puisque les Américains recrutent les « développeurs de ce prototype de bombardier stratégique qui […] ouvre la voie des années plus tard à la création du bombardier furtif B-2 Spirit qui effectuera son premier vol le 17 juillet 1989 ». Après quoi l’auteur évoque divers « prototypes » de soucoupes volantes, puisant dans les références diffusées sur les innombrables sites de référence pour ufologues, amateurs d’occultisme, néonazis et conspirationnistes.
Qu’un magazine comme Le Point ait publié un tel article dans sa rubrique « Histoire » est significatif : dès qu’on aborde le sujet des « armes miracles » allemandes, ou Wunderwaffen, tout devient crédible, même des soucoupes volantes capables de filer à « au moins » 7 000 km/h, ou encore des bases secrètes en Antarctique, comme elles sont décrites sur le site2 qui a dû servir de source au Point. Si l’article est bourré d’invraisemblances, il présente l’intérêt de cumuler tous les mythes et croyances sur les armes nazies : la supériorité technologique du Reich, sa capacité à dominer tous les domaines, la main des SS dans les recherches les plus avancées, l’identification des vedettes – le « redoutable » char Tigre, le « non moins performant » chasseur Messerschmitt Me-262 –, les projets les plus délirants comme le Ratte, ou l’Amerikabomber d’Arado. L’heureux paradoxe dans cette affaire est qu’Hitler et ses super-ingénieurs aryens aidés par les aliens ont quand même perdu la guerre.
Une invention de la propagande nazie
Mais que sont au juste ces redoutables Wunderwaffen ? Les Allemands n’en donnent pas de définition officielle. Dans son discours du 5 juin 1943 prononcé au Sportpalast de Berlin, le ministre de l’Armement Albert Speer fait à onze reprises allusion à des « armes nouvelles », expliquant que la technologie et la qualité peuvent contrebalancer, voire vaincre, les masses. La première mention d’« arme miracle » apparaît, semble-t-il, dans un article signé par Harald Jansen, un des sbires de Goebbels au ministère de la Propagande, dans l’hebdomadaire Das Reich du 2 juillet 1944. L’auteur, qui dresse un premier bilan – évidemment positif – du bombardement de Londres par les V-1 démarré le 13 juin, fait suite aux avertissements lancés contre Londres par son patron le 16 avril 1944, en annonçant une prochaine revanche. Dans le même journal, Goebbels utilise le 23 juillet suivant le terme d’« arme de représailles » (Vergeltungswaffe) et menace Londres : « Notre campagne de revanche n’est pas terminée, elle ne fait que commencer. Les experts militaires de partout sont de l’opinion que nos armes de représailles sont une révolution dans la technologie militaire. Que diront-ils quand nos armes nouvelles et encore plus impressionnantes entreront en service ! »
Armes secrètes, armes nouvelles, armes miracles ou de représailles… La terminologie ne suffit pas à définir le contour précis de l’arsenal. Wikipédia, bon indicateur du savoir généralement partagé, fait des Wunderwaffen un vaste bazar. On y trouve en effet de tout : des systèmes d’armes monumentaux (les super-cuirassés de la classe H, jamais construits) jusqu’au viseur infrarouge pour char Panther (une cinquantaine probablement utilisés au combat en 1945), en passant par le fusil à tirer dans les coins (le Krummlauf, canon tordu à adapter sur le fusil d’assaut StG 44 pour le combat de rue). Faute de raton-laveur, on se contentera du Ratte évoqué par Le Point (un engin absurdement lourd et vulnérable, resté évidemment au stade de projet), flanqué d’une souris (le Maus, un tank de 180 tonnes armé de deux canons de 128 mm ; deux prototypes construits, un seul terminé…).
Dans le vaste fourre-tout décoré d’une croix gammée, on se contentera de noter que certaines armes mentionnées figurent surtout sur la liste en vertu de leur taille, de leur exotisme ou de leur arrivée tardive. C’est le cas du porte-avions Graf Zeppelin (lancé en 1938, jamais terminé), du Focke-Wulfe Ta-152 (ultime développement du chasseur FW-190 ; environ quarante livrés début 1945), du Heinkel He-111Z Zwilling (tracteur de planeur constitué de deux He-111 accolés ; douze construits) et du Messerschmitt Me-323 Gigant (transport hexamoteur lourd et lent ; cent quatre-vingt-dix-huit construits). Faute d’ouvrages présentant une synthèse convaincante, la masse présentée par Wikipédia permet d’extraire quelques chiffres indicatifs.
Une fois exclues les « armes fictives » et la Grosse Bertha de la guerre précédente, le site liste cent dix-huit entrées. Dans cette masse, 41,5 % des armes n’ont pas dépassé le stade de la planche à dessin, 28,8 % ont atteint le stade du prototype, 7,6 % celui d’une production en série et 22 % celui du combat. Ce dernier chiffre est cependant à manier avec prudence : il s’agit dans l’immense majorité des cas d’une poignée de missions ou de tirs réels. En fait, seules une demi-douzaine d’armes véritablement innovantes – sur lesquelles nous reviendrons – ont servi à grande échelle : le fusil automatique Sturmgewehr 44 (ou StG 44), le chasseur à réaction Messerschmitt Me-262, les missiles Fieseler Fi-103 (alias V-1) et Aggregat A4 (alias V-2), les bombes antinavires téléguidées Fritz X et Henschel Hs-293. Cette liste valide d’ailleurs celle des secteurs clés de l’excellence allemande : armes légères, avions à réaction (trente-six projets, soit 30,5 %), armes guidées (trente et un projets, soit 26,2 %). On y ajoutera les sous-marins (neuf projets, soit 7,6 %).
La machine industrielle allemande a des ratés
Le résultat final étant connu – la capitulation sans conditions le 8 mai 1945 –, le jeu de savoir si cet arsenal plus ou moins virtuel aurait pu renverser le cours des opérations repose d’abord sur un allongement possible du conflit : le Reich aurait-il pu survivre à l’été 1945, voire subsister jusqu’en 1946, le temps de laisser aboutir les redoutables et spectaculaires projets annoncés par Goebbels ? Difficile de répondre autrement que par la négative. Le plus étonnant, en fait, est que l’Allemagne n’ait pas déposé les armes avant. Au vu de la situation en août 1944, une capitulation à Noël n’aurait rien eu d’impossible. Et si le Reich survit jusqu’au printemps 1945, il est à bout, à court d’hommes, de ressources matérielles et d’essence. Seule la terreur inspirée par l’Armée rouge empêche sa désintégration.
Si toute extension du conflit est exclue, peut-on imaginer que les ingénieurs du Reich aient pu parvenir avant à des résultats plus significatifs, si, hypothèse souvent émise, les nazis et en particulier Hitler n’avaient pas gêné les ingénieurs par leurs interventions intempestives ? L’ennui de cette argumentation est que c’est le régime – et Hitler personnellement – qui a ordonné au premier chef la prolifération des Wunderwaffen. Ensuite, il faudrait imaginer une économie dirigée par des nazis compétents, deux termes qui vont mal ensemble – et quand Speer se présente en février 1942 à la place du défunt Fritz Todt, il est déjà bien trop tard. La réalité, en fait, est que l’appareil de production du Reich aurait été incapable de sortir plus vite et en nombre plus grand les fameuses armes miracles.
Bien loin de l’image de performance aujourd’hui répandue sur les usines d’outre-Rhin, l’industrie allemande pendant la guerre présente un bilan désastreux. Les raisons de ce fiasco sont multiples et toujours discutées : séquelles de la crise économique, délais de préparation insuffisants, planification erratique, bureaucratie excessive, rivalités entre baronnies nazies (Himmler, Goering, Todt, Sauckel…), mobilisation massive de la main-d’œuvre pour la Wehrmacht, rivalité des bureaux d’études et des constructeurs, gaspillage de ressources, et aussi, c’est vrai, mais avec un impact bien moins important qu’on ne l’a dit, décisions intempestives du Führer… Ce que le grand historien britannique Richard Overy (voir bibliographie sélective) ajoute enfin – et surtout – à la liste, c’est l’influence néfaste de l’armée.
Contrairement aux États-Unis, où la production est standardisée et centralisée dans les mains d’experts civils, les militaires interviennent en Allemagne à tous les niveaux, réclamant sans cesse des modifications qui ralentissent les lignes de montage. Ces perturbations sont aggravées par l’obsession que les militaires allemands éprouvent pour la technologie depuis la Première Guerre mondiale – les Pariserkanone, pièces à très longue portée connues à tort sous le nom de Grosse Bertha, en sont le meilleur exemple. Résumée dans le discours d’Albert Speer évoqué au tout début de ce texte, la croyance que la qualité suffit à pallier la quantité justifie l’infernale multiplication de projets, prototypes et minuscules séries. Le bonheur des maquettistes et des revues spécialisées est garanti, mais pas la production de masse.
Des engins développés par l’armée à son propre détriment
L’aviation est le plus parfait exemple de la gabegie. La production allemande est anémique et ne décolle pas avant 1943, alors que la guerre est déjà perdue. Le Reich, qui sort environ 11 000 appareils en 1940 n’en sort que 15 400 en 1942, quand le Royaume-Uni passe de 15 000 à 23 700, les États-Unis de 6 100 à 85 900, l’URSS de 10 600 à 34 9003. En 1943, alors que Speer tente d’y mettre de l’ordre, le ministère de l’Air (Reischsluftfahrtministerium) gère 425 types et variantes d’avions… Si Speer, expert hors norme, parviendra à dépasser en 1944 la production britannique – en nombre absolu, car l’industrie d’outre-Manche se focalise désormais sur les quadrimoteurs –, la passion des Wunderwaffen, relancée par les délires d’Hitler et la panique de ses sbires, reprend de plus belle, au plus grand détriment des besoins militaires réels.
Loin de représenter un bonus pour le Reich, les armes miracles plombent en effet son effort. Selon la Strategic Bombing Survey (étude sur le bombardement stratégique) rédigée en septembre 1945 par les Américains, les nazis auraient englouti dans les missiles V-1 et V-2 les ressources nécessaires pour la construction de 24 000 chasseurs. La nécessité d’abriter les sites de fabrication des bombardements impose le creusement d’énormes galeries. C’est une des raisons pour lesquelles certains programmes de Wunderwaffen sont confiés aux SS. À l’exception de certains ingénieurs clés à qui des grades sont tardivement attribués, leur compétence est limitée. Mais ils sont cependant idéologiquement « sûrs » – Hitler se méfie de l’armée, surtout après l’attentat du 20 juillet 1944 – et, surtout, ils gardent la haute main sur la main-d’œuvre servile sans laquelle rien n’est possible. Soixante mille déportés vont ainsi travailler sur le complexe souterrain de Mittelbau-Dora, près de Nordhausen, centre de production des armes V. Un tiers d’entre eux y mourront. À la protection passive des usines s’ajoute la protection active assurée par une précieuse DCA, et un coût démesuré en explosifs, dont la Wehrmacht est désespérément à bout. Les rédacteurs notent enfin que des ingénieurs qui travaillent à l’été 1943 au projet de missile antiaérien Wasserfall sont redirigés sur le projet V-2. Non seulement les Wunderwaffen privent le Reich de précieuses ressources, mais elles se cannibalisent entre elles !
Admettons qu’Albert Speer arrive aux commandes plus tôt : les Wunderwaffen se seraient-elles montrées à la hauteur ? La réponse à la question force d’abord à réviser le mythe bien installé de la supériorité technologique allemande. Grand pays de science, notamment de la physique – jusqu’à ce que les nazis chassent les meilleurs chercheurs chez leurs futurs ennemis –, l’Allemagne égale, voire dépasse les Alliés dans bien des domaines. Pas forcément cependant grâce à la technologie : ce qui fait la supériorité ponctuelle de certains armements allemands est plutôt dû à une compréhension profonde du combat au niveau tactique.
Le meilleur exemple se voit dans les chars : c’est le concept d’une tourelle à trois servants – contre un homme à tout faire sur les chars français – et l’équipement systématique en radio qui fait la supériorité du Panzer III en 1940, pas l’armement ou le blindage, très moyens. La supériorité si vantée du Panzer V Panther doit bien moins à la supériorité technologique qu’à des choix qualitatifs – surblindage, canon, optique de pointe – coûteux au détriment de la quantité, ce qui a déjà été évoqué plus haut. Le Reich en produit environ 6 000, quand les Américains sortent 49 000 M4 Sherman et les Soviétiques 64 500 T-34. On pourra toujours expliquer que la Wehrmacht avait de bonnes raisons de faire ce choix : un char plus lourd doté d’une bonne allonge est en effet redoutable en défense. Mais le combat blindé ne se résout pas à une série de duels, et le Panther a été défait sur le terrain.
L’aviation allemande, quant à elle, n’est pas meilleure que celle des Alliés. Le Messerschmitt Bf 109, qui rivalise avec le Spitfire en 1940, est dépassé en 1945. Les bombardiers moyens sont… très moyens – à l’exception du Junkers Ju 88 –, et Heinkel rate par excès d’ambition technologique l’unique bombardier lourd développé. La Luftwaffe, de toute la guerre, ne profite en nombre que d’un seul type de monomoteur à haute performance capable de suivre les progrès des chasseurs anglo-américains : le Focke-Wulfe 190. Dans bien des domaines, comme celui de l’électronique, les Alliés ont plusieurs longueurs d’avance. Les antennes radar qui ornent le nez des chasseurs de nuit à croix noires en 1944-1945 ne sont pas une preuve de technicité, mais plutôt l’aveu d’un retard : les antennes des avions britanniques, plus performantes, sont abritées par des radômes depuis 1942, au grand bénéfice de l’aérodynamisme.
La Wehrmacht est en 1945 la moins bien équipée de toutes les armées
En vérité, la Wehrmacht de 1944-1945 n’a rien d’une force ultramoderne. L’immense majorité des troupes combattent avec l’équipement de 1940. Ainsi le char le plus fabriqué reste-t-il le Panzer IV (7 715 produits, contre 4 284 Panther sur les deux années), basé sur un modèle de 1936. La logistique des divisions d’infanterie – et même des Panzerdivisionen en 1945 – reste hippomobile, ce qui permet aux aviateurs alliés d’identifier les colonnes allemandes : chez les Alliés, les chevaux sont sous le capot. Le fusil du fantassin reste le Karabiner 98k à réarmement manuel, dérivé d’une arme de 1898, et toute l’artillerie date du début des années 1930. Voilà les véritables armes avec lesquelles le landser se bat, quand il n’hérite pas d’une pétoire saisie à l’ennemi.
Est-ce à dire que la réputation des armes allemandes est totalement usurpée ? Non, bien sûr. Il faut reconnaître aux ingénieurs d’outre-Rhin des secteurs d’excellence qui assurent à la Wehrmacht un avantage tactique pendant toute la guerre. L’artillerie antichar, excellente et servie par des optiques de visée incomparables, ne sera jamais égalée par les Alliés. Les ateliers du Reich conçoivent également les meilleures armes automatiques. La mitrailleuse MG-42 est l’une des clés de la supériorité de feu de la section d’infanterie, par sa cadence de tir dévastatrice : 1 200 coups/minute, deux fois plus que la M1919 américaine. Le fusil StG 44 de Hugo Schmeisser, une des rares Wunderwaffen réussies et distribuées en nombre (426 000 exemplaires), est à l’origine de tous les fusils d’assaut actuels. Son principe combine les atouts du pistolet-mitrailleur – munitions allégées donc dotation supérieure, faible encombrement, tir automatique – et du fusil – précision et puissance d’arrêt aux portées réelles du combat, soit 200 mètres. On note toutefois que la technologie, comme dans le cas du Panzer III évoqué plus haut, intervient moins que l’intelligence conceptuelle et le sens tactique.
Les autres secteurs d’excellence de l’ingénierie allemande accouchent logiquement des Wunderwaffen les plus abouties. C’est le cas des avions à réaction, bien sûr, un secteur où l’Allemagne est pionnière. En 1939, le Heinkel He-178, développé en fonds propres, est le premier avion à prendre l’air propulsé par le turboréacteur de l’ingénieur Hans Pabst von Ohain. En parallèle, le ministère de l’Air développe des projets qui vont aboutir au fameux biréacteur Messerschmitt Me-262. Cet appareil mythique est souvent présenté comme « l’avion qui aurait pu changer le cours de la guerre ». Tout réside dans le conditionnel.
Sur le papier, le Me-262 apparaît redoutable, avec sa vitesse en palier supérieure de 150 km/h au meilleur avion allié – 870 km/h en altitude, là où opèrent les bombardiers qui sont ses proies – et son armement imposant – quatre canons de 30 mm, dont deux ou trois obus suffisent à détruire un quadrimoteur. Un examen attentif montre cependant d’importantes faiblesses. La première est le manque de maturité du réacteur Junkers Jumo 004-B1. Si la poussée est correcte (8,8 kN), il répond lentement aux remises de gaz, s’éteint intempestivement ou prend feu, ce qui fait du Me-262 un avion très dangereux au décollage et à l’atterrissage. En outre, le Jumo 004, s’il est relativement simple à construire, souffre de la pénurie de métaux qui frappe le Reich et dégrade la qualité : sa durée de vie ne dépasse guère dix heures. C’est la faiblesse de ce moteur, bien plus que le désir d’Hitler de faire de l’avion un bombardier, qui retarde le programme.
Avions à réaction et armes V : beaucoup de projets en l’air
Loin d’être prêt, le Me-262 est poussé au combat à l’automne 1944 dans des conditions inacceptables pour les Alliés – le Meteor britannique, en service en juillet, est cantonné à l’interception des V-1. Les chiffres communiqués par le Kommando Nowotny, première unité véritablement opérationnelle le 3 octobre 1944, sont éloquents. Au 1er novembre, il revendique vingt-deux victoires, mais il a perdu quinze avions sur trente, neuf par accident et six au combat, essentiellement au décollage, quand les chasseurs alliés qui ont identifié le nid peuvent profiter de la faible vitesse du Me-262. Walter Nowotny, le patron aux deux cent cinquante-huit victoires, est descendu le 8 novembre après une défaillance de réacteur. Il ne reste alors au Kommando que trois appareils en état de vol. Début 1945, la Luftwaffe dispose d’environ deux cents Me-262 opérationnels, dont une quarantaine peuvent être engagés simultanément en mars. Les résultats sont intéressants, mais ne font que vider d’une goutte l’océan de bombes qui tombe sur le Reich.
Au final, les 1 430 Me-262 construits n’ont aucun impact sur les opérations : leurs succès sont si anecdotiques qu’ils n’apparaissent même pas dans les statistiques. Le ciel de l’Allemagne, en 1945, n’a jamais été plus sûr pour les quadrimoteurs de l’USAAF : le taux de perte mensuel – toutes causes confondues – est inférieur à 1 % en février 1945, contre 2,75 % un an avant. Produire plus de Me-262 n’aurait pas conduit très loin : l’Allemagne est à court de carburant et de pilotes à l’automne 1944. Il aurait fallu pour changer le cours des opérations aériennes que le Me-262 entre en service en masse avant que l’aviation américaine ne lance, au printemps 1944, la grande offensive qui la rend maîtresse du ciel et ne s’attaque à la production d’essence synthétique sans laquelle aucun avion ne vole. La remarque vaut pour tous les autres appareils à réaction, qu’ils soient produits – en minuscules séries, comme le bombardier Arado Ar-234 et le chasseur Heinkel He-162 – ou restés sur les planches à dessin.
Le fameux Amerikabomber évoqué par Le Point n’est qu’un de ces projets. Expliquer qu’il aurait pu servir de vecteur à une « hypothétique » bombe A s’il avait volé revient à paraphraser la blague des temps de pénurie : « Je te ferais une omelette au lard si j’avais des œufs, mais j’ai pas de lard. » Quand à en faire le précurseur du bombardier furtif B-2, c’est ignorer que Northrop, aux États-Unis, fait décoller des ailes volantes propulsées et lance un projet de bombardier stratégique (le XB-35) dès 1941, avant même que la guerre ne soit déclarée et que les recherches allemandes ne soit découvertes.
À côté de l’aviation, le grand secteur de développement des Wunderwaffe est celui des armes guidées, à commencer par les fameux V-1 et V-2. On a vu les efforts que le Reich avait investis dans ces engins. Mais pour quel résultat ? Techniquement, le Fieseler Fi-103 V-1 est une arme astucieuse : un avion sans pilote, propulsé par un réacteur très simple appelé pulsoréacteur – dans lequel la compression du mélange air-carburant est assurée par l’avancement, ce qui suppose de catapulter l’engin pour lui donner une vitesse suffisante. L’ennui est que cette machine est très peu fiable, n’a qu’un rayon d’action limité (250 kilomètres), que ses rampes de lancement sont vulnérables, que sa précision est nulle, que l’appareil vole bas et (relativement) lentement, ce qui rend possible une interception – en août 1944, soit un mois et demi après le début de la campagne de bombardement, 80 % des V-1 lancés sont ainsi abattus. Enfin, et surtout, sa charge destructrice est limitée à 850 kilos. Si les V-1 font tout de même 10 000 morts, essentiellement des Londoniens et des Anversois, jamais ils n’auront d’influence sur la détermination des Alliés. Comment pourrait-il en être autrement ? La totalité des 30 000 V-1 construits représente 25 500 tonnes d’explosifs, soit 2,8 % du tonnage largué par les Anglo-Américains sur l’Allemagne en 1944.
Il en va de même pour l’Aggregat A4 (ou V-2). Percée technologique historique, il est à la base de tous les missiles balistiques et des fusées civiles – Walter Dornberger et Wernher von Braun, l’organisateur et l’inventeur, finiront tous deux aux États-Unis. Le V-2 vole pour la première fois le 3 octobre 1942, ce qui est remarquable. Avec sa trajectoire culminant à 80 kilomètres d’altitude, il est impossible de l’intercepter et sa portée de 320 kilomètres est un peu meilleure que celle du V-1. Reste que, militairement, le V-2 n’est en fin de compte qu’une bombe de 1 000 kilos très imprécise et peu fiable. Aucun des onze missiles tirés le 17 mars 1945 sur ordre d’Hitler contre le pont de Remagen, saisi sur le Rhin par les Américains, ne tombe à moins de 200 mètres de l’objectif. Sur les 5 200 V-2 construits, 3 172 sont tirés, surtout, là aussi, sur Londres et Anvers (soixante-seize sur la France, dont vingt-deux sur Paris), faisant environ 5 000 morts. Au total, l’ensemble des engins représente un potentiel explosif de 5 200 tonnes, soit 0,56 % du tonnage largué en 1944 par les Alliés, 6 % du tonnage total déversé sur Berlin ou encore un peu plus de la moitié du tonnage largué lors de la grande offensive contre Hambourg, du 24 juillet au 3 août 1943.
Armes guidées et sous-marins : de vraies réussites, mais trop tardives
Le Reich avait-il les moyens de développer des missiles plus puissants capables de franchir l’Atlantique ? On a beaucoup glosé sur la fusée A9/A10, baptisée Amerikarakete (fusée Amérique). Cet engin n’aurait dû voler cependant qu’en 1946, et rien ne prouve qu’il aurait répondu aux attentes. Quand bien même aurait-il parfaitement réussi que sa charge explosive n’aurait pas donné de meilleurs résultats que les V-1 et V-2. Après que Londres, Berlin et Tokyo eurent été dévastées par des tonnages d’explosifs et d’incendiaires bien supérieurs sans changer la détermination des pouvoirs politiques, on ne voit pas en quoi frapper New York de quelques grosses bombes aurait pu changer le cours de la guerre. Il aurait fallu pour cela doter les missiles de têtes atomiques, voie sur laquelle les Allemands avaient totalement échoué.
Les autres armes guidées n’ont guère plus de succès, sinon moins. Le missile Wasserfall est un missile antiaérien à guidage manuel puis radar très prometteur. Mais le chef de projet est tué par un bombardement en 1943, l’équipe amputée pour alimenter le projet V-2, et l’arme, pourtant testée en 1944, n’est pas prête à la fin de la guerre. Non seulement l’industrie allemande n’aurait pu la fabriquer en nombre suffisant, mais les Alliés auraient certainement mis au point des contre-mesures électroniques. C’est ce qu’ils ont fait pour contrer la bombe téléguidée Ruhrstahl SD 1400X, alias « Fritz X », et le missile Henschel Hs-293. Ces deux armes antinavires assez bon marché parviennent dès 1943 à endommager ou détruire une trentaine d’unités, dont le cuirassé italien Roma coulé par une « Fritz ». L’ennui est que la Luftwaffe n’a déjà presque plus de bombardiers en 1943, et que les Alliés parviennent vite à brouiller le guidage. Ces engins se trouvent de la sorte incapables de gêner le débarquement en Normandie. Là encore il s’agit d’une impasse.
Pour en finir avec l’arsenal conditionnel de l’Allemagne nazie, il faut tout de même évoquer un de ses plus beaux fleurons : le U-Boot de type XXI, modèle dont s’inspireront tous les sous-marins classiques d’après guerre. Comme dans le cas du char Panzer III ou du StG 44, la prouesse ne réside pas ici dans une percée technologique, mais plutôt dans l’intégration optimale de solutions éprouvées au sein d’un engin révolutionnaire. Propulsion diesel-électrique, Schnorchel, torpilles autoguidées, sonar et même radar, tout existe avant le type XXI. L’idée géniale est de stocker une énorme réserve d’électricité dans une coque agrandie optimisée pour la vitesse en plongée – les sous-marins à l’époque méritent en effet plutôt l’appellation de submersibles, optimisés pour naviguer en surface, avec des immersions occasionnelles. Le type XXI, deux fois plus gros que le type VII classique de la Kriegsmarine (1 819 tonnes de déplacement contre 871 tonnes), contient aussi trois fois plus de batteries. Ce qui lui permet d’atteindre 17 nœuds en plongée, contre 10 pour le type VII, et, surtout, d’égaler, voire de dépasser, la vitesse des corvettes alliées chargées d’assurer la sécurité des convois. Outre la capacité à attaquer et à se dérober en échappant à l’escorte, un surcroît de batteries bénéficie à l’autonomie en immersion : 630 kilomètres contre 150 pour le type VII. Le navire peut ainsi rester à l’abri. Il ne devient vulnérable que lorsque son Schnorchel émerge, cinq heures durant, pour recharger les accus.
Rapide, silencieux, armé de six tubes et vingt-trois torpilles autoguidées, le type XXI aurait-il pu renverser le cours de la guerre en coupant le cordon ombilical avec l’Amérique ? La réponse est simple : non. Et pour une foule de raisons. Le premier motif, commun à la quasi-totalité des Wunderwaffen, est que les travaux démarrent trop tard. Commandé le 6 novembre 1943, le premier de la série, le U-2501, n’est lancé sur les chantiers Blohm & Voss de Hambourg que le 12 mai 1944, pour une entrée en service – théorique ! – le 27 juin. Les Alliés ont alors débarqué en Normandie… Speer tente bien d’accélérer la production en la confiant en parallèle à des ateliers multiples. Mais les pièces, préfabriquées avec des tolérances trop grandes, s’assemblent mal. Et les délais, au lieu d’être raccourcis, s’allongent en conséquence. Au final, des cent dix-huit navires terminés sur les 1 170 commandés, quatre sont opérationnels le 8 mai 1945, mais aucun n’a l’occasion de tirer – six exemplaires d’une version côtière du même concept, le minuscule type XXIII, parviennent cependant à couler quatre navires.
Speer aurait-il réussi son pari de production que cela n’aurait d’ailleurs rien changé. Les sous-marins, pour opérer efficacement contre les convois alliés, auraient eu besoin de bases sur l’Atlantique, dont la Kriegsmarine est privée dès l’été 1944. En outre, la glorieuse U-Bootwaffe de 1942 n’est plus qu’une ombre. Plus de huit sous-mariniers sur dix ont disparu et les équipages miraculés sont insuffisants pour armer une vaste flotte. Pour finir, on sous-estime comme toujours la capacité de réponse des Alliés. Bien plus avancés en matière de sonars et de radars, ils disposent eux aussi de torpilles autoguidées et ont tout à fait les capacités à trouver une parade.
N’en déplaise aux nostalgiques du IIIe Reich ou aux passionnés de technologie mortifère, aucune arme n’aurait pu changer le cours de la guerre. Si le Reich était en avance dans certains domaines, il n’avait ni les capacités industrielles ni les ressources pétrolières ou humaines indispensables pour gagner un conflit contre les États-Unis, l’URSS et l’Empire britannique. Les Wunderwaffen n’y auraient rien changé, comme d’ailleurs aucune arme n’a permis à elle seule de remporter un conflit. Même le cas exceptionnel de la bombe atomique prête toujours à discussion. En fin de compte, les armes miracles des nazis ont été moins destinées à cibler les Alliés qu’à bombarder les civils allemands de fausses bonnes nouvelles. Peut-être les citadins survivants dans les ruines de Dresde, Hambourg ou Berlin y ont-ils trouvé du réconfort, peut-être avaient-ils besoin d’y croire. Mais pourquoi s’obstiner à avaler les bobards de Goebbels soixante-dix ans après ?
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Overy, Richard, Why the Allies Won, Londres, Pimlico, 2006 (rééd.).
Overy, Richard, War and Economy in the Third Reich, Oxford, Oxford University Press, 1995.
Zaloga, Steven, V-1 Flying Bomb, 1942-52 : Hitler’s Infamous Doodlebug, Londres, Osprey, 2005.
Zaloga, Steven, V-2 Ballistic Missile 1944-52, Londres, Osprey, 2003.
1. Laurent Legrand, « Les armes secrètes des nazis », Le Point, 8 mai 2014 (http://www.lepoint.fr/histoire/les-armes-secretes-des-nazis-08-05-2014-1820594_1615.php).
2. Michel Dogna, « Les soucoupes volantes du IIIe Reich » (http://www.micheldogna.fr/les-soucoupes-volantes-du-iii-reich-article-1-3-5.html).
3. L’Allemagne multiplie donc sa production par 1,4 sur la période, quand le Royaume-Uni, les États-Unis et l’URSS produisent respectivement 1,6, 14,5 et 3,3 fois plus.
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