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La Suisse, un pays neutre
par Marc PERRENOUD
Au cours du XXe siècle, la neutralité devient une caractéristique emblématique de la Suisse. L’image du petit pays neutre, humanitaire et paisible circule de manière récurrente et s’impose comme une évidence parmi les Suisses et dans le monde. Or, les clichés traditionnels vont être ébranlés dès les années 1950. La légende rose qui diffuse la réputation de la Suisse comme pays de la stabilité, de la propreté, de la prospérité et de la générosité va être écornée et nuancée par des recherches historiques, notamment basées sur les archives allemandes. Il a pu en résulter une légende noire qui insiste sur l’affairisme et l’égoïsme d’un pays replié sur lui-même. Concept symbolique de l’action politique, économique, socioculturelle de la Suisse, la neutralité, contrairement à sa perception courante, se caractérise par une évolution avec des aspects contrastés, voire divergents en fonction de la conjoncture.
Traditions et divergences
Les dernières années du siècle passé ont été marquées par la multiplication de travaux historiques qui ont suscité un renouvellement historiographique, mais aussi des réactions virulentes des personnes attachées à la vision traditionnelle de la Suisse neutre.
Dans son livre publié en 1995, l’historien et ancien membre du gouvernement suisse Georges-André Chevallaz (1915-2002)1 justifie la politique des dirigeants suisses de 1939 à 1945. Il récapitule les différentes questions controversées et parvient à la conclusion que « la neutralité n’est ni gloire ni vertu. Elle ne suscite par elle-même ni héros ni mythe légendaire. Elle est acte de raison, volonté de liberté, devoir de solidarité. Elle est ce que la font la conscience populaire et la volonté des dirigeants politiques, sachant que le pays servira d’autant mieux la paix et la solidarité internationale qu’il ne sera pas engagé dans le jeu capricieux des volontés de puissance ».
Au cours de la même année 1995, un autre historien, André Lasserre (1927-2010), publie un livre sur la politique d’asile en Suisse de 1933 à 1945. Il retrace le contexte international de fermeture des frontières en 1938, qui motive les autorités suisses, notamment après l’échec de la conférence d’Évian en juillet, pour renforcer les mesures restrictives face aux fugitifs et pour demander aux Allemands qu’un signe distinctif soit apposé sur les passeports des Juifs du Reich, ce qui est convenu par un accord germano-suisse signé le 29 septembre 1938. Selon Lasserre, c’est une « capitulation morale et politique qui soumettait la Confédération aux lois allemandes et l’assujettissait aux critères du nouveau droit, [c’est-à-dire aux] lois de Nuremberg qui définissaient le Juif2 ».
Les divergences sur la manière dont la Suisse a traversé la Seconde Guerre mondiale ne datent néanmoins pas des années 1990. Elles se sont exprimées au cours du conflit, puis de 1945 à 1947. Henri Guisan (1874-1960), le commandant en chef de l’armée suisse, élu par le Parlement en 1939, reconnaît dans son rapport final publié en 1945 les faiblesses de la défense militaire : l’équipement et la stratégie de l’armée suisse étaient dérisoires quand Guisan parvient à la tête des troupes suisses. Le chef de l’état-major général, Jakob Huber (1883-1953), écrit en 1946 : « En 1939, au moment de la mobilisation, l’armement était aussi généralement insuffisant et démodé. […] L’artillerie disposait en partie encore de vieilles pièces du siècle dernier. […] Pour lutter contre les chars lourds engagés pendant cette guerre, nous n’avions rien. […] Nous entrâmes par conséquence en service actif sans défense contre avions. Seules existaient quelques pièces d’instruction. » En exprimant ainsi des critiques en 1946, les plus hauts dirigeants de l’armée suisse suscitèrent les reproches d’autres responsables, qui estimaient que Guisan se bâtissait une stature de héros en dénigrant les prestations d’autres chefs et en occultant d’autres facteurs qui avaient contribué à garder la Suisse intacte pendant le conflit3. Conscient des faiblesses de l’armée suisse, Guisan poussa jusqu’aux limites du possible pour un État neutre la coordination militaire avec la France, dont l’aide, y compris en pénétrant sur le territoire suisse, fut planifiée en cas d’invasion allemande. Élaborés sans que le gouvernement suisse en soit informé, ces plans détaillés d’opérations tombèrent à l’été 1940 aux mains des Allemands, qui ne les publièrent pas. Comme en d’autres occasions, le Reich n’utilisa pas tous les atouts qui lui auraient permis d’agresser la Confédération.
Guerre froide et mémoire de la neutralité
Dans le contexte de la guerre froide, une politique de la mémoire permet à la Suisse de se définir comme un pays neutre4. Le succès international du film La Dernière Chance, primé au festival de Cannes en 1946, contribue à diffuser l’image d’une Suisse généreuse et accueillante pour les victimes de l’Axe5.
L’impact de la guerre froide sur la perception de la Suisse peut être retracé en examinant l’attitude du Royaume-Uni : en mai 1943, le chef du Foreign Office, Anthony Eden, avertit l’ambassadeur de Suisse à Londres : « Chaque centime investi dans le matériel de guerre envoyé de Suisse en Allemagne prolonge la guerre. » Ce sévère reproche s’insère dans un contexte de guerre économique des Alliés contre la Suisse. Toutefois, le 3 décembre 1944, Churchill écrit à Eden : « Parmi tous les neutres, c’est la Suisse qui, plus que tous les autres, mérite d’être distinguée. Elle a été la seule force internationale qui nous reliait aux nations affreusement divisées. Qu’importe si elle n’a pas été en mesure de nous donner tous les avantages commerciaux que nous désirions ou si elle a donné trop aux Allemands pour se maintenir en vie. Elle a toujours été un État démocratique, défendant sa liberté entre ses montagnes et, malgré la race, toujours de notre côté par la pensée, tout au moins dans une large mesure. » Réagissant ainsi à de violentes attaques de Staline, qui a traité les Suisses de « cochons », Churchill préconise que le Royaume-Uni soutienne la Suisse, explique à l’URSS sa bienveillance pour la Confédération. Comme l’analyse l’historien britannique Neville Wylie, Churchill ne disposait que d’informations sommaires sur la Suisse et il n’a jamais porté d’attention soutenue à la Confédération, si ce n’est dans cette lettre. Néanmoins, elle est citée par des auteurs tels que Chevallaz. Du côté américain, une évolution analogue est évidente. Après avoir multiplié les déclarations agressives en 1944 et 1945, les Américains se montrent beaucoup plus compréhensifs et bienveillants à partir de l’été 1946. Les instruments de guerre économique contre la Suisse, comme les « listes noires » de personnes et d’entreprises ayant bénéficié de la collaboration avec l’Axe, sont abolis.
Le tournant des années 1990
Pendant la guerre froide, la bienveillance des alliés occidentaux pour la Suisse lui permet de surmonter son isolement diplomatique et d’exploiter son image de pays neutre pour participer, au prix de quelques concessions financières, à l’expansion économique d’après guerre.
Néanmoins, depuis 1957, à plusieurs reprises, des études fondées d’abord sur les archives allemandes puis sur les sources suisses ont dégagé les processus historiques qui tranchent avec la légende rose. Les résultats de ces recherches ont souvent été minimisés ou dénigrés dans le contexte de la guerre froide et du consensus helvétique. Toutefois, dans les années 1990, les changements géopolitiques et générationnels poussent le Parlement et le gouvernement à créer en 1996 la Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale, plus connue sous le nom de « Commission Bergier » (du nom de son président), sur le rôle de la Suisse de 1933 à 19456. Cette commission dispose notamment, à titre exceptionnel et pendant les cinq années de son existence, du droit de consulter les archives privées. Lors de la publication de son rapport final, le 22 mars 2002, le président Jean-François Bergier (1931-2009) présente les problèmes posés par la guerre mondiale : « Il fut difficile, à l’époque, d’estimer jusqu’où l’on pouvait aller trop loin. Or, nous montrons qu’on est allé trop loin souvent, tant à Berne qu’au siège de certaines entreprises – pas toutes cependant : ce qui montre qu’il existait des marges de manœuvre, repérées et utilisées diversement, trop peu systématiquement. Dans aucun cas nos recherches n’ont révélé une coopération qui aurait eu des motifs idéologiques, une quelconque sympathie à l’égard du régime nazi : ni de la part des organes publics, ni de celle des entreprises. Des entreprises y ont vu une chance de profit ; d’autres une condition de survie – comme l’État fédéral lui-même. Cette coopération n’a pas été pourtant sans affecter le strict respect de la neutralité. Une neutralité qui remplit le discours officiel, qui légitime des actions parfois scabreuses ou des refus d’agir. Une maxime qui sert à tout. Mais qui connaît des entorses aux devoirs qu’impose le droit de la neutralité : le crédit dit du milliard, des livraisons de matériel fédéral de guerre, l’insuffisance du contrôle exercé sur le trafic ferroviaire entre l’Allemagne et l’Italie en sont les exemples les plus patents. »
Six aspects controversés
Six caractéristiques des relations internationales de la Suisse se révèlent ainsi problématiques : les exportations de matériel de guerre, les crédits accordés par le gouvernement suisse à des États étrangers, les prestations de la place financière, le transit par les tunnels alpins, les prestations économiques (produits de haute technologie, électricité, aluminium, etc.) et les prestations militaro-politiques (espionnage, contacts officieux, bons offices, etc.).
Les exportations de matériel de guerre ont provoqué de graves problèmes lors de la Première Guerre mondiale, ce qui amène le gouvernement suisse à décider le 14 avril 1939 d’interdire ces exportations en cas de nouveau conflit. Mais, dès le 9 septembre 1939, cette interdiction est levée, à la suite de pressions des diplomates français et britanniques, dont les gouvernements souhaitent acheter des produits suisses. Au cours des premiers mois de la guerre, c’est vers l’ouest que sont exportées ces marchandises achetées par des États qui peuvent payer les factures. En revanche, les industriels suisses se heurtent aux difficultés de paiement de l’Axe, dépourvu de devises7. La débâcle de la France bouleverse les conditions du commerce extérieur de la Suisse. Les structures traditionnelles qui impliquent que l’économie helvétique échange avec le marché mondial demeurent, ce qui signifie des efforts constants pour maintenir des relations avec tous les principaux pays malgré le blocus allié et le contre-blocus de l’Axe. Mais celui-ci parvient à augmenter de manière considérable ses parts de marché. L’Allemagne et l’Italie obtiennent ainsi des produits suisses, certes en petites quantités par rapport aux besoins gigantesques des belligérants, mais dans des segments spécialisés très difficiles à produire ailleurs. Selon les statistiques officielles, l’industrie suisse a exporté, de 1940 à 1944, des armes et des munitions (notamment des canons de 20 mm avec munitions) à hauteur de 633 millions de francs suisses vers l’Allemagne, l’Italie, la Roumanie et le Japon, de 57,5 millions vers les adversaires de l’Axe et de 60,9 millions vers les neutres. Des entreprises suisses ont en outre livré pour 177 millions de détonateurs à l’Allemagne. D’autres produits très appréciés par les belligérants (roulements à bille, machines-outils d’une haute précision exceptionnelle, produits chimiques et pharmaceutiques, appareils optiques, électriques, télégraphiques et radiophoniques, etc.) n’étaient pas enregistrés comme matériel de guerre par l’administration fédérale. De plus, la production des entreprises suisses sises en Allemagne n’était pas incluse dans ces statistiques helvétiques.
Le deuxième problème réside dans le financement des exportations. Après les victoires militaires de 1940, l’Axe obtient que le gouvernement suisse finance les achats allemands et italiens de marchandises. Quasi encerclée, la Confédération cède aux exigences du Reich, puis de l’Italie. Au nom du réalisme géopolitique et de la lutte contre le chômage, les autorités politiques acceptent de financer les exportations des industriels suisses, ce qu’elles refusaient auparavant. À la fin de la guerre, le montant accordé au Reich dépasse le milliard de francs suisses et presque 300 millions pour l’Italie, sur un total de plus de 3 milliards de crédits étatiques extérieurs au 31 décembre 1945. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France ont aussi obtenu leur part dans ces crédits. Toutefois, ce fut surtout au cours des dernières années du conflit mondial.
Le troisième sujet de controverse tient aux prestations de la place financière suisse. Les bouleversements de l’été 1940 entraînent l’essor du franc suisse en tant que monnaie internationale par excellence, la livre sterling et le dollar n’étant plus acceptés partout. Assoiffé de devises, l’Axe peut ainsi en obtenir en Suisse, notamment en y vendant l’or pillé dans les banques centrales des pays occupés, dans les établissements financiers et chez les particuliers (juifs et non juifs) en Europe. C’est en Suisse qu’ont été vendus près des quatre cinquièmes de l’or livré à l’étranger par la Reichsbank. Celle-ci a reçu 2 577 kg d’or arraché aux victimes juives des camps nazis, dont 120 kg ont été vendus en Suisse après avoir été refondus afin de camoufler leur origine criminelle ; ces lingots ont été échangés contre 581 899 francs suisses. De 1940 à 1945, l’Allemagne a vendu en Suisse pour 1 332,3 millions de francs en y envoyant de l’or, en majeure partie prélevé dans les banques centrales de Belgique et d’autres pays occupés. D’autres prestations de la place financière suisse sont très appréciées : des transactions fort discrètes (par exemple, avec des devises ou des sociétés écrans), des crédits à très court terme, des ventes de papiers-valeurs sont opérés grâce aux banques suisses. La publication des archives allemandes a révélé que les plus hautes autorités du Reich accordaient une importance centrale à ces transactions. À partir de 1943, après avoir accumulé des informations, les Alliés multiplient les critiques contre les activités des banques suisses. Afin de réagir à ces attaques, les diplomates doivent s’informer et coordonner leurs argumentaires avec les banquiers suisses. Dans ce contexte, en janvier 1944, l’un des directeurs généraux de la Banque nationale suisse, Alfred Hirs (1889-1978), insiste auprès des fonctionnaires fédéraux « sur le fait que les Allemands attachent beaucoup de prix à l’existence d’une Suisse neutre par l’intermédiaire de laquelle ils puissent continuer les opérations financières internationales. Ce désir est peut-être pour plus qu’on ne le croit dans le fait que la Suisse a pu échapper à la guerre jusqu’à maintenant8 ». Les responsables suisses considèrent que l’évolution de la guerre justifie le fait que ce soit l’Axe qui ait davantage bénéficié de la place financière suisse que les Alliés. En tentant de « gagner du temps », les délégués suisses vont s’efforcer d’atténuer les critiques des futurs vainqueurs et d’accepter peu à peu une partie de leurs demandes, en prenant soin de ne pas rompre avec l’Axe au nom de la neutralité. Dans un bilan final, on peut constater qu’entre 1940 et 1945 les Alliés ont obtenu davantage de francs suisses que l’Allemagne.
Un quatrième problème concerne les tunnels alpins qui permettent de faire transiter des marchandises et des hommes. Contrairement à la Suède, la Suisse n’a jamais autorisé le transit d’unités militaires, mais elle a interprété avec une grande souplesse ses devoirs d’État neutre. Pendant la phase victorieuse de l’Axe, le transit de charbon pour l’Italie ou d’approvisionnement de l’Afrika Korps provoque une hausse exponentielle du trafic ferroviaire à travers la Suisse. C’est seulement à partir de 1942 que de timides dispositifs de contrôle du contenu des wagons allemands sont décidés, sans que les Allemands aient à subir de conséquences négatives. Après la chute de Mussolini, le transit du sud vers le nord permet aussi d’évacuer des biens pillés, ce qui suscite l’irritation des Alliés, qui n’obtiendront des restrictions qu’à partir de mars 1945.
Un cinquième aspect est constitué par les prestations liées aux spécificités de l’économie suisse (produits de haute technologie, électricité, aluminium, etc.). Les usines capables de produire ces marchandises très utiles à l’Axe se trouvent en Suisse, voire sur la frontière avec l’Allemagne. La houille blanche produite par les barrages dans les Alpes ou sur le Rhin permet de faire fonctionner des usines en Suisse et en Allemagne du Sud. Avec une production qui atteignit son maximum, près de 35 000 tonnes, en 1944, la SA pour l’industrie de l’aluminium (Alusuisse) et ses usines de Rheinfelden et de Lend (Autriche) produisent en 1944 14 % de la consommation allemande d’aluminium (en 1939, 24 000 tonnes, soit 12 %). En 1943 et en 1944, de hauts dirigeants de l’économie de l’Allemagne récapitulèrent les différentes prestations suisses et rédigèrent des rapports synthétiques qui montrent l’ampleur et l’importance des livraisons suisses au Reich. À deux reprises, au printemps 1943, alors que certains souhaitaient déclencher une guerre économique contre la Suisse, Hitler lui-même préconisa la modération à l’égard d’un voisin utile.
Un sixième aspect des relations internationales de la Suisse est lié au fait que, si son territoire est préservé par les belligérants, la Confédération peut offrir des prestations utiles aux activités militaires et politiques des États étrangers. La Suisse est un lieu de rencontre et d’échange utile aux espions ; des contacts officieux peuvent y être noués en toute discrétion ; la diplomatie suisse assume la protection des intérêts étrangers dans des pays belligérants, organise des échanges de prisonniers, d’internés ou de blessés, voire joue un rôle de bons offices pour limiter les combats. Le IIIe Reich accordait une grande importance aux activités de protection de ses ressortissants par des diplomates helvétiques dans les pays alliés. Par ailleurs, il a instrumentalisé le Comité international de la Croix-Rouge, tandis que la Croix-Rouge allemande devenait un rouage du système nazi. La politique humanitaire, dont la Suisse affirme être le berceau, se heurte à ses limites lors de l’extermination des Juifs, ce qui n’empêche pas certaines personnes de s’engager, contre l’avis des dirigeants des organisations humanitaires, dans l’action de secours, voire de sauvetage de persécutés, que ce soit par le passage clandestin aux frontières ou dans le secours aux enfants dans les camps d’internement français. Pour les responsables gouvernementaux suisses, les derniers mois de la guerre revêtent une importance décisive. Édouard de Haller (1897-1982), le haut fonctionnaire chargé dès 1942 par le gouvernement suisse de coordonner les actions d’entraide internationale, écrit le 16 mars 1945 pour exprimer la conviction « que c’est sur ce que la Suisse fera au cours de la dernière phase de la guerre qu’elle sera jugée et non pas sur les mérites qu’elle s’est acquis jusqu’ici9 ». L’activisme et la générosité lors de la période ultime de la guerre ont ainsi constitué un « rattrapage humanitaire », selon l’historien Jean-Claude Favez (1938-2013).
C’est aussi au printemps 1945 que la guerre économique des Alliés atteint une virulence inédite. Même au faîte de sa puissance, l’Axe n’a jamais été aussi sévère à l’égard de la Suisse. Les reproches des Alliés concernent aussi bien les exportations de produits utiles à la guerre que les transactions financières, les affaires de biens pillés, les dissimulations en faveur de dirigeants nazis ou fascistes, le transit par les tunnels alpins. Le gouvernement suisse accepte de bloquer les avoirs allemands, de limiter le transit, de rechercher les biens pillés et de prendre une série de mesures qui vont dans le sens exigé par les Alliés. Le 6 mars 1945, il demande que les diplomates fassent ressortir que le gouvernement suisse « est allé à l’extrême limite des solutions compatibles avec la politique de neutralité qu’il a suivie jusqu’à présent10 ». Il considère sa décision comme un acte de politique réaliste qui doit permettre de créer le contact nécessaire entre l’économie suisse et celle des pays alliés. Il finance la reprise des relations avec la France, qui peut ainsi acheter des produits suisses très utiles à la reconstruction.
Variations et constance de la neutralité
Après la signature publique de l’accord avec les Alliés le 8 mars 1945, les pressions extérieures vont continuer pendant plusieurs mois. Dans ce contexte, le plus haut dirigeant de la principale organisation patronale, Heinrich Homberger (1896-1985), déclare le 4 mai 1945 devant la Chambre suisse de commerce : « C’est une caractéristique de la politique de neutralité de s’adapter constamment à la situation. Cela signifie qu’on laisse cette situation se développer. » Cette attitude qui consiste à la fois à s’adapter et à temporiser fut adoptée face à l’Axe au début de la guerre mondiale. L’accommodation aux contraintes extérieures implique de fournir des prestations aux belligérants en tenant compte des rapports de force et en veillant à ne pas s’afficher d’un côté au point de rompre avec l’autre camp, ce qui permet d’adopter de nouvelles positions en fonction de l’évolution internationale. La préoccupation constante d’opérer de bonnes affaires pousse à s’adapter aux opportunités internationales, mais en prenant garde de ne pas se fixer sur des positions qui empêcheraient un retournement opportun. Forme helvétique de l’accommodation, il s’agit d’une neutralité à géométrie variable.
La complexité de la réalité suisse implique une mise en perspective de la neutralité du pays sur la longue durée de l’histoire européenne. La première reconnaissance internationale est la déclaration du congrès de Vienne du 20 mars 1815, qui constate que la neutralité et l’inviolabilité de la Suisse « sont dans les vrais intérêts de la politique de l’Europe entière ». Pendant la Seconde Guerre mondiale, ces deux caractéristiques de la Suisse sont aussi dans les intérêts effectifs de l’Europe dominée par l’Axe. Neutralité qui, malgré, ou plutôt grâce à ses ambivalences, sert les intérêts de ses voisins et de ses partenaires.
Bibliographie sélective
Bourgeois, Daniel, Business helvétique et Troisième Reich. Milieux d’affaires, politique étrangère, antisémitisme, Lausanne, Genève, Page deux et Le Courrier, 1998.
Chevallaz, Georges-André, Le Défi de la neutralité. Diplomatie et défense de la Suisse 1939-1945, Lausanne, L’Aire, 1995.
Commission indépendante d’experts Suisse-Seconde Guerre mondiale (sous la présidence de Jean-François Bergier), La Suisse, le national-socialisme et la Seconde Guerre mondiale : rapport final, Zurich, Pendo, 2002 (disponible en ligne avec d’autres textes : www.uek.ch, cf. aussi www.dodis.ch). Plusieurs citations reproduites ci-dessus se trouvent en ligne sur ces deux sites.
Jost, Hans Ulrich, Le Salaire des neutres. Suisse 1938-1948, Paris, Denoël, 1999.
Perrenoud, Marc, Banquiers et diplomates suisses (1938-1946), Lausanne, Antipodes, 2011.
Perrenoud, Marc, et Thalmann, Rita (dossier publié sous la direction de), « La Suisse et les ambivalences de la neutralité », Matériaux pour l’histoire de notre temps, no 93, 2009/1.
Schaufelbuehl, Janick Marina, La France et la Suisse ou la Force du petit. Évasion fiscale, relations commerciales et financières (1940-1954), Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2009.
Wylie, Neville, Britain, Switzerland, and the Second World War, Oxford, Oxford University Press, 2003.
1. Des informations sur les personnalités et questions mentionnées dans cet article se trouvent en ligne dans le Dictionnaire historique de la Suisse (www.dhs.ch.).
2. André Lasserre, Frontières et camps. Le refuge en Suisse de 1933 à 1945, Lausanne, Payot, 1995, p. 62 et 64.
3. Cf. À tire d’ailes : contributions de Hans Ulrich Jost à une histoire critique de la Suisse, Lausanne, Antipodes, 2005, p. 234.
4. Cf. Luc van Dongen, La Suisse face à la Seconde Guerre mondiale, 1945-1948. Émergence et construction d’une mémoire publique, Genève, Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 1997.
5. Cf. Marc Perrenoud, « Les Alpes, la Suisse et les réfugiés politiques. La Grande Illusion (1937) et La Dernière Chance (1945) », dans Jean-William Dereymez (dir.), Le Refuge et le Piège : les Juifs dans les Alpes (1938-1945), Paris, L’Harmattan, 2008, p. 95-113.
6. Mandatée notamment pour analyser les aspects économiques et financiers, la Commission a publié en 1998 et 1999 deux rapports intermédiaires et en 2002 son rapport final (cf. les nombreuses informations qui se trouvent sur son site Internet : www.uek.ch).
7. Cf. Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir.), Les Mythes de la Seconde Guerre mondiale, t. 1, Paris, Perrin, 2015, p. 131.
8. Procès-verbal de la séance du 27 janvier 1944 à la Banque nationale suisse (dodis. ch/47679). La base de données en ligne www.dodis.ch contient des documents diplomatiques suisses et d’innombrables autres informations.
9. Notice du 16 mars 1945 d’Édouard de Haller pour le ministre suisse des Affaires étrangères, Max Petitpierre (dodis. ch/47999).
10. Décision du gouvernement suisse du 6 mars 1945 (dodis. ch/47990).
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