20 蘇聯人憑藉人數優勢取得了勝利。 作者:貝諾伊斯特·B ·伊漢

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Les Soviétiques l’ont emporté grâce au nombre

par Benoist BIHAN

Si nombre de théoriciens militaires ont soutenu qu’une petite armée bien équipée et entraînée était en mesure de vaincre des adversaires supérieurs en nombre, tel n’a jamais été le cas en URSS. L’Armée rouge a en effet toujours considéré, selon la phrase attribuée à Lénine, que « la quantité est une qualité en soi ». L’un des principaux architectes de la jeune Armée rouge des travailleurs et paysans, M. V. Frounze, écrivait ainsi en 1924 que « la manœuvre n’est possible que lorsque les moyens humains et techniques nécessaires à la conduite de la guerre sont distribués avec talent pour obtenir une concentration semblable à des coups de bélier sur l’axe décisif aux moments décisifs1 ». D’évidence, la concentration des forces en masses nombreuses capables d’obtenir sur l’adversaire un effet décisif est dès l’origine l’une des caractéristiques de l’art militaire soviétique.


Pour autant, cela ne veut pas dire que le nombre ait été la source du succès des armes soviétiques sur l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. L’idée tenace d’une Wehrmacht ne le cédant qu’aux hordes innombrables du « rouleau compresseur » soviétique – une image convoquée à l’origine par la propagande française d’avant 1914 pour, de manière ironique, exalter les vertus de l’alliance avec la Russie tsariste – ne tient pas plus que les autres mensonges des mémorialistes allemands de la guerre germano-soviétique2. L’Armée rouge a bel et bien vaincu la Wehrmacht, non en l’étouffant sous le nombre, mais bien en la surclassant dans tous les domaines : numérique, certes, mais aussi et surtout stratégique, logistique et dans la conduite des grandes opérations de la seconde partie de la guerre.


Aux origines d’un mythe

Certes, le rapport des forces avantage en théorie les Soviétiques. Du point de vue des effectifs, la Wehrmacht n’a jamais bénéficié sur l’Armée rouge de la supériorité du nombre. Mais cela n’a, en réalité, que peu de sens du point de vue militaire, puisque ce qui compte est bien le rapport des forces « sur l’axe décisif aux moments décisifs », pour reprendre les termes de Frounze. Et la comparaison de la balance des forces sur l’ensemble du théâtre de guerre germano-soviétique montre au contraire que l’Armée rouge n’a pas eu la partie facile pour créer ce rapport des forces favorable.


Ainsi, au 22 juin 1941, à la veille de l’opération Barbarossa, la Wehrmacht aligne 3 117 000 hommes ; les forces soviétiques comptent 5 500 000 soldats, pour un rapport théorique d’effectifs de 1 contre 1,7 en faveur de l’Armée rouge. Mais le déploiement soviétique est échelonné sur une large profondeur, de telle sorte que l’Armée rouge ne dispose réellement que de 2 680 000 soldats immédiatement disponibles pour faire face à l’invasion, soit un rapport réel de 1,16 contre un en faveur des assaillants3.


La comparaison des matériels en ligne à l’aube de Barbarossa est également trompeuse. Certes, l’aviation rouge, force massive sur le papier avec 19 533 avions sur les rôles, en déploie 7 133 à l’ouest de l’URSS, face à la menace allemande. Les 2 770 avions engagés par la Luftwaffe à l’est semblent en comparaison bien peu de chose. Mais, comme le reste de l’Armée rouge, l’aviation est alors en pleine transition : des appareils de grande qualité, comme le redoutable Iliouchine Il-2 Sturmovik d’attaque au sol, sont en train d’entrer en service, mais les personnels ne sont pas formés à leur emploi… ni à leur maintenance. La maintenance et le manque d’entraînement rendent de même largement théorique l’avantage du nombre, les taux de disponibilité étant catastrophiques. Et le constat est identique dans les unités terrestres, où les chars, pléthoriques, sont en réalité pour une large part des modèles obsolètes, souffrant d’une pénurie d’équipages formés et d’une chaîne logistique insuffisante. Les divisions soviétiques, qui, sur le papier toujours, soutiennent largement la comparaison avec leurs adversaires allemandes, sont en réalité des coquilles parfois à moitié vides, aux effectifs et à l’équipement incomplets.


Cette situation matérielle dramatique et le déploiement en profondeur des forces de l’Armée rouge vont contribuer puissamment à forger la perception, chez les soldats allemands, d’une Armée rouge ne s’appuyant que sur la masse pour conduire ses opérations. Piètrement commandées, mal coordonnées, manquant des compétences comme des moyens – de transmission, tout particulièrement – nécessaires à un réel combat interarmes, les prestations soviétiques lors des premiers combats tournent en effet rapidement à des ruées en avant où le choc en rangs serrés entend se substituer à l’intelligence tactique. Ces scènes se reproduisent tout au long de l’avancée allemande vers le cœur de la Russie, les Soviétiques rassemblant groupement après groupement sur la base de leurs multiples échelons stratégiques pour reconstituer face à la Wehrmacht un semblant de front. Elles se reproduisent encore au printemps 1942, lorsque l’Armée rouge tente de préempter l’offensive allemande vers Stalingrad et le Caucase. Ce sont alors 5 313 000 Soviétiques qui font face à 2 690 000 Allemands – auxquels s’ajoutent toutefois un peu plus d’un million de soldats de l’Axe : Roumains, Hongrois, Italiens, pour un rapport des forces final de 1 contre 1,4 en faveur des Soviétiques. Mais le résultat n’est alors qu’une défaite humiliante pour les armes soviétiques devant Kharkov.


La conséquence est d’imposer dans les récits allemands l’image d’une Armée rouge toujours défaite mais jamais vaincue, grâce à d’inépuisables réserves humaines et, dans une moindre mesure, matérielles. Le mépris patent des vétérans de la Wehrmacht pour un adversaire que, explicitement ou non, ils continuent de considérer comme un ramassis de « sous-hommes » incapables d’égaler individuellement les prouesses des soldats du Reich fait le reste. Quand vient pour l’Allemagne le temps des défaites à l’est, devant Moscou en décembre 1941, puis devant Stalingrad un an plus tard, et jusqu’à Berlin ensuite, l’explication est toute prête : la valeur militaire allemande n’a cédé qu’écrasée par le nombre.


Et qu’importe que l’Armée rouge, qui atteint son apogée numérique à l’été 1943, avec plus de 6 700 000 hommes mobilisés, décline après cette date et vive à partir de 1944 une crise d’effectifs de plus en plus aiguë. Il est vrai que, même ramenée à 6 410 000 hommes en avril 1945, elle demeure supérieure en nombre à une Wehrmacht ayant fondu : de 3 483 000 hommes déployés sur le front de l’Est en juillet 1943 (soit 1 contre 1,7 en faveur des Soviétiques, en prenant en compte les contingents alliés de l’Allemagne qui lui ajoutent un demi-million d’hommes), l’armée allemande s’effondre et n’aligne plus que 1 960 000 soldats désormais quasiment dépourvus d’alliés en avril 1945 (soit un rapport final de 1 contre 3,2 en faveur de l’Armée rouge, le plus élevé de toute la guerre4).


Mais les sources de la victoire soviétique ne tiennent pas tant à cette supériorité numérique finale que celle-ci n’en est une conséquence. Si l’Armée rouge a finalement vaincu, c’est d’abord grâce à une meilleure stratégie.


La stratégie, première clé de la victoire soviétique

Celle-ci ne s’est toutefois pas élaborée sans difficultés. Barbarossa a sur la direction stratégique soviétique – Staline lui-même et, côté militaire, la Stavka, l’état-major général – un effet dévastateur. Pendant les six premiers mois, ce qui tient lieu de stratégie à l’URSS est une tentative désespérée de recréer un front solide devant la Wehrmacht. La Stavka, loin d’imposer son rythme à la guerre, subit et ne peut que réagir aux offensives allemandes, tout en devant se soumettre aux décisions souvent arbitraires et malavisées d’un Staline aux abois. Dans ces mois sombres, toutefois, la direction stratégique soviétique se révèle paradoxalement plus saine que celle de la Wehrmacht, sauvant finalement in extremis l’URSS du désastre. En effet, quand les Allemands ne parviennent pas à définir une ligne stratégique unique – hésitant quant à leurs objectifs prioritaires entre Moscou, Leningrad et l’Ukraine, incapables de se fixer un calendrier réaliste tant ils sont persuadés de l’emporter rapidement –, Staline et la Stavka s’entendent sur un point essentiel : s’ils veulent survivre, il leur faut reconstituer des réserves stratégiques de forces capables d’arracher l’initiative à l’ennemi. Cette ligne directrice préserve l’essentiel : la liberté d’action soviétique au plan stratégique, que les Allemands ne parviennent jamais à entièrement empêcher. Le résultat immédiat est la contre-offensive devant Moscou, en décembre 1941, puis sur l’ensemble du front, stabilisant temporairement celui-ci.


Il faut toutefois une année 1942 presque toute de désastres, à nouveau, pour que Staline finisse enfin par s’accorder avec ses généraux sur une stratégie réaliste, après avoir gâché en mai ses réserves stratégiques péniblement reconstituées dans une offensive désastreuse devant Kharkov. Le dictateur soviétique accepte finalement de jouer, mais cette fois consciemment plutôt que contraint par les circonstances, la carte du temps et de l’économie des forces allouées à la défense pour reconstituer ses réserves. Le résultat immédiat est l’encerclement et la reddition, effective en février 1943, de la 6e armée allemande à Stalingrad, qui ôte l’initiative stratégique à l’Allemagne. Cette patience stratégique est confirmée par le choix d’attendre à Koursk, en juillet 1943, la dernière offensive majeure de la Wehrmacht à l’est sans la préempter. Les Soviétiques, maîtres de l’initiative stratégique, acceptent ainsi de laisser – temporairement – aux Allemands l’initiative des opérations, sans jamais que soit remise en cause leur liberté d’action.


Cette liberté leur permet d’agir dans les deux directions stratégiques majeures que sont l’axe direct Moscou-Berlin, par la Biélorussie et la Pologne, et l’axe stratégique sud, de Stalingrad vers l’Ukraine et l’Europe centrale jusqu’à Vienne5. Dès lors, les échecs soviétiques ne sont plus que temporaires, et reflètent surtout les lacunes tactiques et la lente maturation de la maîtrise des opérations de grande ampleur par l’Armée rouge. L’un des plus graves est ainsi celui subi devant Moscou à l’hiver 1942-1943 lors de l’opération Mars, tentative de doubler l’encerclement de Stalingrad par la destruction de la meilleure partie de deux armées allemandes dans le saillant de Rjev, véritable tremplin vers Moscou conservé vaille que vaille par la Wehrmacht6. Mars se solde par plus de 335 000 pertes soviétiques (dont un tiers de tués) sans gain appréciable. Mais même une défaite de cette ampleur ne transforme plus la situation stratégique. Tout au plus les Soviétiques sont-ils contraints de « geler » temporairement le front dans ce secteur pour se concentrer sur la direction sud. Et aucun succès allemand, comme celui enregistré en avril 1944 en Roumanie, où la Wehrmacht fait échec à une première tentative soviétique de s’enfoncer en Europe centrale, n’affecte plus la situation stratégique.


Les dernières offensives allemandes de la guerre, comme celle lancée en Hongrie en mars 1945, ne parviennent même plus à modifier de manière significative les plans d’opérations soviétiques : l’engagement autour du lac Balaton, à l’ouest de Budapest, de deux armées allemandes, dont la 6e armée SS de panzers, dernière réserve stratégique du IIIe Reich, retirée pour cela des Ardennes (et envoyée en Hongrie alors qu’au même moment l’Armée rouge est devant Berlin), aboutit au terme de deux semaines de combats à repousser l’offensive soviétique vers Vienne… de vingt-quatre heures à peine.


Quand les Allemands, de juin 1941 à mai 1945, ne vont cesser de pratiquer la stratégie en dilettante, changeant d’axe d’effort ou d’objectif stratégique et y dispersant leurs forces – à l’exception notable de l’été 1943, sans doute le moment où la stratégie allemande à l’est est la plus cohérente –, les Soviétiques l’emportent d’abord pour avoir su conserver, plus et mieux que leurs adversaires, une stratégie sensée. Passé les errements des dix-huit premiers mois de la guerre, la stratégie soviétique ne se disperse plus et sait prendre son mal en patience, comme à Koursk, pour infliger aux Allemands une succession de défaites massives : en Ukraine en 1943-1944, puis en Biélorussie à l’été 1944 lors de l’opération Bagration7, en Hongrie à l’automne 1944, sur l’Oder en janvier-février 1945. Autant de succès pour l’Armée rouge qui trouvent leur source non dans la supériorité numérique soviétique, mais bien dans la capacité de la Stavka à priver la Wehrmacht de toute capacité de riposte, certes en créant localement des rapports de force favorables, mais surtout en identifiant les axes décisifs où les concentrer, avant de démontrer une maîtrise dans leur emploi dépassant de plus en plus celle des généraux allemands.


La mobilisation, deuxième pilier du succès de l’Armée rouge8

L’échec stratégique allemand est donc total et la supériorité numérique des Soviétiques n’est que l’un des facteurs y contribuant. Certes, l’URSS bénéficie de moyens humains et matériels supérieurs en nombre et progressivement comparables en qualité – tactique et technique – à ceux du IIIe Reich. Ceci ne fait toutefois que démontrer le deuxième atout maître de l’URSS : une capacité à mobiliser son économie et sa société très supérieure, parce que bien plus rationnelle, à celle de l’Allemagne.


Côté allemand, en effet, la mobilisation économique est surtout marquée par le désordre et l’amateurisme. D’abord par le refus d’Hitler d’aller trop loin dans la mobilisation : tout l’enjeu des « guerres éclairs » voulues par le Führer est bien d’éviter à l’Allemagne d’avoir à entrer dans une véritable mobilisation de toute la société et de son économie au service de l’effort de guerre. Celle-ci est donc lente, à tel point qu’entre la victoire sur la France, au printemps 1940, et l’invasion de l’URSS un an plus tard, la Wehrmacht démobilise une partie de ses divisions. Il faut dire que l’industrie allemande ne suit pas la cadence, et ne parvient de toute manière pas à équiper ces nouvelles unités. La motorisation mais aussi la production de certains matériels majeurs – canons antichars, chars eux-mêmes, moteurs d’aviation – marquent en effet le pas, et la mainmise réalisée par le IIIe Reich sur l’industrie française est absolument indispensable à la réalisation de Barbarossa : les camions, en particulier, saisis et que continuent de produire les usines françaises, sont essentiels à l’acheminement de la logistique et à la mobilité des troupes mécanisées allemandes.


Le pillage en règle des pays conquis n’est toutefois pas suffisant et, passé l’hiver 1941-1942, le Reich se résout progressivement à accroître son effort de guerre. Il faut toutefois attendre Stalingrad pour que, en février 1943, l’Allemagne entre finalement dans une logique de mobilisation générale de sa population et de son industrie. Si cette mobilisation devient de plus en plus importante et efficace, malgré de multiples pénuries, c’est toutefois trop tard. Et ce d’autant plus qu’elle ne sera jamais totalement rationalisée, en raison de la structure même de l’État nazi : Hitler, pour s’assurer le contrôle absolu du pouvoir, favorise le désordre en multipliant les satrapies industrielles et en instrumentalisant les querelles entre ses barons, avec pour résultat un manque de standardisation des matériels, la multiplication des « armées privées » – Waffen-SS, mais aussi « divisions de campagne » de la Luftwaffe, le Reichsmarschall Hermann Goering disposant même à la fin de la guerre d’un corps mécanisé portant son nom – et le refus obstiné des industriels allemands de fournir aux alliés du Reich les plans de leurs matériels, laissant Roumains, Hongrois et autres Italiens se battre avec des matériels obsolètes, tout en privant la Wehrmacht d’éventuelles capacités industrielles supplémentaires.


Face à cette incurie, force est de constater ici encore la supériorité soviétique. Non que le désordre n’existe pas dans le système stalinien : l’État soviétique se révélera toujours insuffisant – jusqu’à la chute de l’URSS en 1991 –, et la sous-administration chronique de la Russie, héritage des tsars jamais résorbé, a un impact négatif sur la mobilisation industrielle et sociale. Mais ces faiblesses n’empêchent pas que la mobilisation industrielle soit menée, dans l’ensemble, avec plus de pragmatisme et d’efficacité qu’en Allemagne. Le prix à payer est écrasant : on estime aujourd’hui entre 2,5 et plus de 3 millions les pertes civiles dues à la famine ou aux pénuries de tous ordres (médicaments, vêtements chauds…) dans les zones non occupées d’URSS – soit celles directement imputables aux lacunes du régime stalinien. Ce nombre colossal représente près de 7 % des pertes totales de l’URSS. Mais il n’empêche pas celle-ci de surclasser l’Allemagne dans tous les domaines. Dans la production de chars, d’avions, d’artillerie de tous types, les Soviétiques l’emportent haut la main.


Ainsi en 1941, quand l’Allemagne produit 3 600 chars, l’URSS, pourtant en plein désarroi, parvient à en fabriquer près du double : près de 6 700 machines sortent d’usines en plein déménagement… En 1944, l’URSS produit 34 500 chars et canons d’assaut de tous types, quand l’Allemagne sort moins de 19 000 machines. Une supériorité industrielle, avant d’être numérique, que l’URSS peut encore accentuer car les fournitures de matériels de tous types en provenance du Royaume-Uni et surtout des États-Unis permettent aux Soviétiques de rationnaliser à l’extrême leur production. Outre d’appréciables compléments (plus de 22 000 avions, près de 13 000 chars livrés), les Soviétiques comptent sur le « prêt-bail » allié pour des catégories entières de matériels : camions (plus de 650 000 livrés) et véhicules légers tout-terrain (plus de 77 000 Jeep), transports de troupes semi-chenillés…, ce qui permet de concentrer la production soviétique sur des matériels clés comme, précisément, les chars ou l’artillerie9. Au total, les 11 milliards de dollars de 1944 fournis par les États-Unis, auxquels s’ajoutent 6 milliards en provenance des usines britanniques mais aussi canadiennes, accentuent encore l’avantage industriel soviétique, qui pèse non seulement par la capacité à disposer sur les axes d’effort choisis par la stratégie d’une véritable supériorité des moyens, mais permet aussi de remplacer les pertes subies et d’équiper, en plus des unités employées, des réserves stratégiques qui autorisent l’Armée rouge à entretenir le rythme des opérations, de plus en plus soutenu au fur et à mesure que la guerre progresse. L’organisation de la mobilisation, plus que le nombre, est bien un autre critère clé de la victoire soviétique.


L’art opératif, l’ultime clé du triomphe de l’URSS

Une stratégie mieux pensée et une mobilisation mieux conduite se seraient cependant peut-être révélées insuffisantes à garantir la victoire soviétique. En dernier ressort, la stratégie générale et la stratégie des moyens ne donnent que la direction et les outils matériels du succès, sans le garantir. Seule la sanction des opérations – l’affrontement effectif entre les armées adverses – détermine en dernier ressort la victoire ou la défaite. Or c’est précisément dans ce dernier domaine que l’Armée rouge dispose sur la Wehrmacht du plus clair avantage.


C’est que pour un officier allemand, la guerre se joue de coup en coup, d’engagement en engagement. Ce que la Wehrmacht appelle « opérations » est un enchaînement, le plus habile possible, de batailles livrées l’une après l’autre10. Héritier d’une tradition néo-napoléonienne remontant à la première moitié du XIXe siècle, un général allemand n’envisage ses manœuvres que comme le gigantesque préliminaire à un engagement généralisé voulu décisif. Logistique et renseignement y sont des arts auxiliaires, soumis à la « déesse » tactique. Aussi la stratégie allemande est-elle conditionnée au résultat militaire : du triomphe sur le « champ de bataille » – notion très floue quand on considère que la guerre germano-soviétique se joue sur des millions de kilomètres carrés – est supposée découler la victoire. L’immensité du théâtre de la guerre à l’est importe finalement peu : la Wehrmacht poursuivra l’Armée rouge jusqu’en Sibérie si nécessaire, l’accumulation de ses succès garantissant sa victoire finale. Fin 1941, cette logique l’amène à s’exténuer jusqu’aux banlieues de Moscou. Fin 1942, elle l’entraîne jusqu’au désastre sur les rives de la Volga.


L’officier supérieur soviétique appréhende et pense son métier autrement. Depuis les années 1920, l’Armée rouge, sous l’impulsion de penseurs visionnaires au premier plan desquels Alexandre A. Svetchine11, a rompu avec le XIXe siècle. Contrairement à son adversaire, elle ne voit plus les opérations comme une succession de combats échelonnés dans le temps, mais comme une combinaison d’activités militaires de nature variée – combats, raids aériens ou frappes d’artillerie, manœuvres, flux logistiques – distribuées à la fois dans l’espace et dans le temps et dont la réussite ponctuelle importe moins que les possibilités stratégiques qu’elles créent.


Car pour les Soviétiques, remporter une bataille n’a qu’un intérêt réduit. Partant du principe qu’une armée moderne adossée à une population, un État et un appareil de production totalement mobilisés dispose d’une endurance considérable (sauf en cas de disproportion extrême de la puissance des deux adversaires), l’Armée rouge considère que l’action militaire est le moyen de réaliser une stratégie d’ensemble, et pas une fin en soi : il y aura de toute manière plus d’un engagement, et il ne sera jamais décisif. C’est la raison pour laquelle, dans la seconde moitié des années 1920, l’Armée rouge cesse définitivement de considérer l’action militaire sous l’angle tactique. Cette dernière est au contraire ramenée à une simple technique, celle de la manœuvre des masses et des feux.


La discipline centrale de la science militaire devient en fait l’art opératif, innovation théorique majeure de la pensée soviétique12 dont l’objet est de combiner l’ensemble des activités militaires relevant de techniques différentes – la tactique, la logistique, le renseignement, son corollaire la déception (maskirovka en russe, combinaison de ruse et de dissimulation) et le « contrôle des troupes » (on dirait aujourd’hui « commandement et contrôle ») – pour créer à partir de celles-ci des séquences d’actions, les opérations, dont l’orientation et l’enchaînement sont déterminés a priori en fonction de l’objectif poursuivi. C’est ainsi à l’aune des perspectives stratégiques qu’elle ouvre que se juge la valeur d’une opération, plutôt qu’à celle de ses réussites militaires stricto sensu.


Cette conception de la guerre moderne bouleverse la manière de penser la pratique des opérations militaires. L’Allemagne fait découler la victoire de ses succès tactiques, et suppose donc qu’il existe une continuité directe entre les deux domaines : un groupement adverse défait est nécessairement un pas vers le succès stratégique. Pour l’Armée rouge, la défaite des forces adverses n’est pas l’instrument du succès mais seulement le moyen de créer les conditions de celui-ci. C’est par la transformation de la configuration dans l’espace – y compris dans la profondeur – et le temps des forces adverses que se crée le succès opératif, et c’est celui-ci, et non tel ou tel succès local, qui constitue un pas vers la victoire. La mesure du succès opératif ne se fait pas à l’aune des pertes humaines ou matérielles subies par l’adversaire, mais bien en comparant la situation stratégique entre le déclenchement d’une opération et son terme. Et encore pour être tout à fait complet faut-il considérer chaque opération comme un élément d’un tout plus grand : une progression stratégique vers le succès politique.


C’est la cohérence entre cette manière de concevoir l’emploi des forces et la capacité de l’État soviétique à doter l’Armée rouge des moyens de déployer son savoir-faire opératif – soit la convergence entre les buts stratégiques, les voies opératives et les moyens humains et industriels – qui vient à bout de la Wehrmacht. Une combinaison imparable que n’ont jamais comprise les mémorialistes allemands, Guderian, Manstein et autres Halder étant demeurés incapables de percevoir ces trois clés du succès soviétique derrière le chaos apparent d’un État sous-développé et les maladresses tactiques qui, jusqu’à la fin, pénalisent une Armée rouge en sous-encadrement chronique aux petits échelons. Ils n’en gardent que l’impression de masses innombrables submergeant leurs unités, soulignant au fond que les disciples de Svetchine et Frounze se seront finalement révélés meilleurs dans la création, pourtant supposée être l’acmé de l’excellence militaire allemande, de Schwerpunkte (« points décisifs ») et dans leur mise en œuvre que les compatriotes de Clausewitz. Ces derniers auraient sans doute été mieux inspirés de méditer, à l’instar des Soviétiques, les écrits de leur célèbre théoricien militaire.


Bibliographie sélective

Glantz, David M., The Military Strategy of the Soviet Union : A History, Londres, Frank Cass, 1992.


Harrison, Mark, Soviet Planning in Peace and War, 1938-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.


Kokoshin, Andreï A., Soviet Strategic Thought, 1917-91, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1998.


Lopez, Jean, et Otkhmezuri, Lasha, Joukov. L’homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013.


Sapir, Jacques, La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique, Paris, Éditions du Rocher, 1996.


1. Mikhaïl Vassilievitch Frounze, Vyssheye komandovaniye (« Le haut commandement »), cité par V. Ye. Sakvin, The Basic Principles of Operational Art and Tactics : A Soviet View, traduction du russe, Hawaï, University Press of the Pacific, 2002 (éd. originale Moscou, 1972), p. 41. Italiques ajoutés par l’auteur.


2. Sur l’un de ceux-ci, voir du même auteur « L’Allemagne a perdu la guerre à cause d’Hitler », dans Jean Lopez et Olivier Wieviorka (dir.), Les Mythes de la Seconde Guerre mondiale, t. 1, Paris, Perrin, 2015.


3. Chiffres tirés de David M. Glantz, « Introduction », dans Keith E. Bonn (éd.), Slaughterhouse : The Handbook of the Eastern Front, Bedford (Pennsylvanie), The Aberjona Press, 2005.


4. David M. Glantz, « Introduction », dans Keith E. Bonn (éd.), Slaughterhouse : The Handbook of the Eastern Front, op. cit.


5. David M. Glantz, The Military Strategy of the Soviet Union : A History, Londres, Frank Cass, 1992.


6. Sur Mars, voir David M. Glantz, Zhukov’s Greatest Defeat : The Red Army’s Epic Disaster in Operation Mars, 1942, Lawrence (Kansas), University Press of Kansas, 1999, et Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri, Joukov. L’homme qui a vaincu Hitler, Paris, Perrin, 2013.


7. Jean Lopez, Opération Bagration. La revanche de Staline (été 1944), Paris, Economica, 2014.


8. Pour une comparaison des mobilisations industrielles soviétique et allemande, voir « Industrial Mobilisation for World War II : A German Comparison », dans John Barber et Mark Harrison, The Soviet Defence Industry Complex from Stalin to Khrushchev, Londres, Macmillan Press, 2000, p. 99-117. Voir aussi Mark Harrison, Accounting for War : Soviet Production, Employment, and the Defence Burden, 1940-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 2002.


9. US War Department, International Aid Statistics, World War II : A Summary of War Department Lend Lease Activities Reported through 31 December 1945, Washington (D.C.), US Government Printing Office, 1945.


10. Hormis la critique de Clausewitz, inexacte et partiale, l’on peut se référer aux chapitres consacrés à l’art militaire allemand dans Shimon Naveh, In Pursuit of Military Excellence : The Evolution of Operational Theory, Londres, Frank Cass, 1997. Bien que schématique, l’analyse de Naveh est, dans l’ensemble, correcte.


11. Alexandre Andreïevitch Svetchine (1878-1938) est sans doute le penseur militaire le plus important du XXe siècle. Ancien officier d’état-major de l’armée du tsar passé dans le camp bolchevique en 1917, il devient après la guerre civile russe (1917-1922) professeur à l’académie militaire, future Académie Frounze. En 1926, son ouvrage majeur tiré de ses cours, Stratégie, est notamment le premier à définir l’art opératif.


12. Voir à ce sujet David M. Glantz, In Pursuit of Deep Battle : Soviet Military Operational Art, Londres, Frank Cass, 1991 ; Richard W. Harrison, The Russian Way of War : Operational Art, 1905-1940, Lawrence (Kansas), University Press of Kansas, 2001 ; Jacques Sapir, La Mandchourie oubliée. Grandeur et démesure de l’art de la guerre soviétique, Paris, Éditions du Rocher, 1996. Voir aussi Shimon Naveh, In Pursuit of Military Excellence : The Evolution of Operational Theory, op. cit., et David M. Glantz, The Soviet Conduct of Tactical Maneuver : Spearhead of the Offensive, Londres, Frank Cass, 1991, pour un panorama assez complet de la pensée militaire soviétique.

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