18神風白白犧牲

 

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Les kamikazes sont morts pour rien
par Pierre-François SOUYRI

À la fin du mois d’octobre 1944, alors que le Japon était déjà considérablement affaibli par des défaites successives dans le Pacifique face à des troupes américaines disposant d’un armement et d’une logistique très supérieurs, une bataille décisive s’engagea pour le contrôle des Philippines que les Japonais occupaient depuis le printemps 1942 : la bataille du golfe de Leyte.

La bataille s’ouvrait avec un avantage certain pour les Américains. Lors de la bataille des Mariannes, en juin 1944, l’aéronavale japonaise avait en effet perdu un grand nombre d’appareils, près de 300 avions, pour la plupart abattus par la chasse américaine. Ce qu’on avait appelé le fameux « grand tir aux pigeons des Mariannes ». L’industrie japonaise n’avait pas pu ou su améliorer l’excellent chasseur bombardier japonais qu’était le Mitsubishi Zéro, si remarquable encore en 1942, mais désormais surclassé par le Hellcat américain. Par ailleurs, les pertes étaient si lourdes dans l’aviation japonaise qu’il était devenu impossible de former de nouveaux pilotes dans de bonnes conditions. Les pilotes japonais envoyés au combat étaient désormais bien moins aguerris que leurs adversaires américains. Bref, en octobre 1944, quand s’engagea la bataille décisive, la lre flotte aérienne japonaise des Philippines ne comptait que 30 chasseurs Zéro et une vingtaine de bombardiers opérationnels. Tout cela ne pesait guère face aux centaines d’avions embarqués sur les porte-avions américains.

C’est dans ce cadre d’une situation désespérée que le vice-amiral Onishi Takijiro parvint, au cours du mois d’octobre 1944, à faire valider par son état-major une idée incroyable : demander à ses pilotes de se jeter avec leurs appareils – emportant une bombe de 250 kilos – sur les navires américains, de mourir par « choc corporel » (tai atari), pour reprendre l’euphémisme utilisé alors. Prudent, l’état-major japonais consentit à ces missions d’un nouveau type à condition que celles-ci soient présentées non sous la forme d’un ordre formel donné aux hommes, mais comme le fait de pilotes volontaires [1]. Ces escadrilles furent désignées comme des « unités spéciales d’attaque », tokkôtai, nom de code kamikaze – « vent divin », par allusion au typhon qui dispersa la flotte mongole venue attaquer le Japon en 1281. Cette innovation tactique d’Onishi était sans doute une première dans l’histoire militaire de l’humanité. Jamais aucune hiérarchie militaire n’avait exigé de ses hommes qu’ils se muent en bombes humaines, que leur arme soit leur mort. Toute guerre implique en effet des missions périlleuses où l’espoir de revenir vivant est faible. Mais l’espoir existe, ce qui rend la mission « acceptable ». Ceux qui décidèrent d’envoyer les pilotes en mission et ceux qui partirent savaient que l’ordre était une irrémédiable condamnation à mort. « Ce n’est pas une mission avec une chance sur dix d’en revenir. C’est une mission zéro sur dix. »

Par un coup du sort incroyable, la première sortie de pilotes kamikazes, le 25 octobre 1944, connut un succès étonnant qui, à vrai dire, ne sera jamais réitéré. Un seul Zéro japonais parvint à couler un porte-avions américain en touchant sa soute à munitions ; un autre porte-avions fut sérieusement endommagé. Pour cinq avions kamikazes, le résultat était loin d’être nul, d’autant que les rapports japonais enjolivèrent l’affaire en faisant état de trois bâtiments touchés, dont un coulé. Ce succès fit sauter les dernières résistances de l’état-major et, désormais, les missions des « unités spéciales d’attaque » devinrent l’un des modes courants de combat parmi les forces aériennes japonaises. Pourtant, la bataille de Leyte fut bel et bien une défaite pour le Japon et, au lieu d’en tirer les conséquences, à savoir que la guerre était perdue et qu’il fallait désormais tenter de conclure un armistice, l’état-major japonais s’obstina, concluant que les missions kamikazes étaient le meilleur moyen de tirer parti des maigres forces aériennes encore concentrées au Japon. Par ailleurs, cette tactique très spéciale rendit possible une simplification considérable de l’entraînement des futurs pilotes, qui se résumait finalement à les transformer en bombes humaines.

Tactique, stratégie et manipulation

Pendant la bataille d’Okinawa, en avril-juin 1945, plusieurs centaines de pilotes kamikazes se jetèrent ainsi par « choc corporel » sur les bâtiments américains, leur causant des pertes non négligeables. Mais à quel prix ! Plus de 3 800 jeunes pilotes furent envoyés à une mort programmée au cours des derniers mois de la guerre. Les sources américaines évoquent 2 200 avions kamikazes. La différence représente les pilotes partis en mission qui se sont écrasés en mer sans même avoir aperçu leur cible – parce que leurs appareils étaient défectueux, parce qu’ils n’avaient pas assez de carburant pour atteindre leur cible, parce qu’ils s’étaient perdus en vol au milieu des nuages [2]… Les chiffres donnés par les experts varient, les sources ne concordant pas toujours, mais on estime que sur l’ensemble de la période comprise entre le 25 octobre 1944 et les premiers jours d’août 1945, moins de 15 % des avions touchèrent une cible. Pour être plus précis, on constate un taux d’échec grandissant au fur et à mesure qu’on se rapproche de l’issue de la guerre ; 28 % de succès en novembre 1944 dans la bataille des Philippines, moins de 10 % de réussite en juillet 1945. Mais que signifie pour les Japonais un succès quand on sait qu’un tiers environ des navires touchés n’ont subi que des dégâts mineurs ? Certes, les pertes infligées furent réelles, mais pour que la tactique kamikaze pût avoir une chance d’être utile, il aurait fallu que le Japon puisse remplacer avions et pilotes jusqu’à ce que les pertes ennemies soient suffisantes pour faire plier les Alliés et les convaincre de négocier la paix. Or, même quand la machine de guerre japonaise était à son apogée, aurait-il été possible de remplacer les appareils, alors que leur taux de destruction était – par définition – de 100 % ? Le coût d’une bombe ou d’une balle n’est pas celui d’un avion. Et quel est celui d’un aviateur ? La tactique kamikaze rend de fait sa justification impossible d’un point de vue stratégique.

On est en droit alors de se demander pourquoi les autorités japonaises s’obstinèrent à envoyer à la mort leurs jeunes pilotes. C’est que les objectifs purement militaires ne sont plus les seuls enjeux.

Les dirigeants japonais pensaient que la détermination farouche des kamikazes, comprise comme la détermination avant-gardiste de tout un peuple, ferait reculer les Américains, les effraierait, les obligerait à négocier. Mais cette bataille, il fallait la mener non seulement contre l’ennemi, mais aussi à l’encontre d’un peuple qu’il fallait convaincre de « mourir en beauté ». Les kamikazes furent donc l’objet d’une stratégie de communication, notamment dans les derniers mois de la guerre. Les kamikazes devinrent l’un des appareils idéologiques de maintien de la cohésion sociale dans une société pourtant au bord de la rupture. Dans ces conditions, ils ne furent pas seulement une arme, ils fonctionnèrent comme une construction idéologique, propagandiste.

L’action des kamikazes n’était évidemment pas destinée à rester confidentielle. La marine impériale comprit immédiatement que l’image de ces jeunes pilotes se sacrifiant pour la patrie et l’empereur renfermait un pouvoir extraordinaire. En vérité, la propagande japonaise à usage interne s’empara très vite des exploits des aviateurs présentés comme de jeunes gens dont la mort brillait telle celle d’un « joyau brisé » [3]. Les autorités poussèrent les futurs pilotes à laisser des traces positives de leur expérience. À partir du printemps 1945, tous les futurs kamikazes durent rédiger des lettres pour l’édification du peuple. Ces lettres devaient être exposées dans divers lieux officiels, notamment au ; sanctuaire Yasukuni de Tokyo. Non seulement on demandait à ces jeunes gens de mourir mais, en plus, on leur recommandait de révéler leurs sentiments, de dire leur état d’esprit, d’expliquer leur geste. Pour renforcer leur propre résolution de mourir, les pilotes s’obligeaient à dire pourquoi ils mouraient. Ces textes étaient d’autant plus importants que ces jeunes gens étaient pour la plupart bien éduqués et savaient écrire. Dans ce contexte politique, institutionnel et collectif, les jeunes pilotes étaient encadrés par une idéologie officielle nationaliste à laquelle ils pouvaient certes adhérer, mais qu’ils critiquaient parfois à demi-mot dans des formules plus ou moins alambiquées qui signifiaient presque toutes : « Nos chefs sont des crétins, mais je meurs quand même en beauté. » Par leurs écrits, ils cherchaient à se convaincre eux-mêmes du bien-fondé de l’idéologie officielle, mais paradoxalement la défiaient souvent.

Pour les autorités, le message était clair. Les kamikazes étaient l’idéal vers lequel tout Japonais devait tendre. Devant l’énormité de leur sacrifice, toute récrimination, tout reproche devenait vain. Comment pouvait-on se plaindre du manque de nourriture, du travail supplémentaire demandé par l’effort de guerre, des restrictions de toutes sortes, quand les plus méritants, l’élite de la nation, les pilotes de la marine impériale donnaient sans hésiter leur vie ?

Face aux kamikazes, l’incompréhension et l’effroi

Du côté américain, les pertes humaines et matérielles ne furent pas anodines, loin s’en faut. Les chiffres, là encore, ne sont pas toujours clairs, car, en pleine bataille, il n’est pas toujours facile de savoir si un navire a été coulé parce qu’un avion s’est écrasé dessus, parce qu’il a été touché par une torpille ou un coup au but de la flotte ennemie. Robin L. Reilly, qui a repris les rapports de l’US Navy, compte soixante navires coulés et quatre cent sept endommagés [4]. On dénombre également 6 830 morts dus aux attaques kamikazes et 9 931 blessés, bien que ces chiffres restent sujets à caution. Une autre statistique est cependant éloquente : 48 % des bâtiments de la marine américaine endommagés et 21 % des navires coulés pendant l’ensemble de la guerre du Pacifique auraient été le fait d’attaques-suicides entre fin octobre 1944 et la capitulation le 15 août 1945. En vérité, les kamikazes semblent avoir été de loin l’arme la plus efficace inventée par les Japonais contre les navires de surface américains.

Mais là n’est peut-être pas l’essentiel pour les Américains. D’abord, il est quasi impossible de parer totalement une attaque kamikaze. Un pilote prêt à écraser son avion contre un navire a besoin de beaucoup de sang-froid mais de peu de compétence pour parvenir à toucher sa cible, s’il parvient à traverser l’écran des chasseurs ennemis et le feu des canons antiaériens. Les pertes japonaises avaient beau s’élever à 100 % des avions et des pilotes impliqués, les résultats pouvaient suffire à provoquer des dégâts au-delà du supportable. Même si la tactique kamikaze connaissait un taux d’échec élevé, elle représentait pour les Alliés une menace véritable, au point de provoquer chez les hommes une peur panique à chaque fois qu’un avion japonais s’approchait. Lorsque le USS Bunker Hill est frappé par deux kamikazes le 11 mai 1945, l’incendie provoque 396 morts et 264 blessés. L’effet sur le moral des combattants est énorme, à l’origine d’une véritable « psychose des kamikazes » qui rend parfois les hommes inaptes à poursuivre le combat. Les attaques sur les bateaux alliés étaient incompréhensibles aux marins, et donc inquiétantes. Elles créaient un choc. Certains témoins évoquent une fascination hypnotique : les équipages regardaient avec horreur et impuissance chaque avion plonger en sachant qu’ils pouvaient être la cible. Pour les soldats américains, on entrait alors dans une guerre asymétrique dans laquelle le combattant ennemi était vu comme un fanatique irrationnel et suicidaire. Cela fera naître chez les autorités américaines une inquiétude qui justifiera, plus tard, l’usage de tous les moyens.

Au-delà des résultats en termes de pertes humaines et matérielles, aussi bien du côté japonais que du côté américain, l’utilisation de la tactique kamikaze n’a pas été sans conséquences sur l’avenir immédiat du Japon. La propagande japonaise autour de ces jeunes pilotes morts en mission a certainement permis à une population dont le moral était touché de trouver encore des forces pour se persuader de mener la bataille finale jusqu’au bout. Les autorités devaient convaincre les japonais de préférer la mort à la défaite, et les jeunes pilotes montraient la voie. La détermination inébranlable de la nation japonaise devait une fois de plus contraindre l’ennemi à négocier. La déclaration de Potsdam, fin juillet 1945, sommant le Japon d’accepter une capitulation sans conditions, donna un coup de grâce à cette conduite suicidaire de l’État impérial. Du côté américain, la tactique kamikaze, présentée comme irrationnelle et fanatique, a certainement permis à Washington de justifier aux yeux de l’opinion américaine l’utilisation des bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki : la folie suicidaire japonaise ne pouvait être arrêtée que par l’emploi de ces armes terribles. La détermination de l’ennemi aurait, pensait-on à Washington, impliqué une poursuite des combats pendant plusieurs mois, obligeant l’état-major allié à imaginer un débarquement militaire sur le sol de la métropole japonaise, sans doute très coûteux en vies humaines.

Étrangement, les kamikazes permirent aussi, indirectement, au général Douglas MacArthur de justifier la clémence à l’endroit de l’empereur, qu’il refusa toujours de poursuivre en justice et de faire abdiquer.

Selon lui, une politique d’occupation dure, impliquant de traîner l’empereur en justice, aurait pu déclencher des réactions violentes dans la population japonaise. Les Alliés risquaient de se retrouver devant « 100 millions de kamikazes », aurait-il expliqué, nécessitant sans doute l’envoi d’1 million de soldats américains supplémentaires pour « tenir » le Japon.

Si les actions aboutissant à la mort des soldats ou des pilotes par « choc corporel » imaginées par l’état-major japonais ont eu une efficacité militaire limitée sur le champ de bataille, elles ont néanmoins joué un rôle historique en légitimant par la suite l’usage inouï du feu nucléaire contre des populations civiles décrites comme fanatiques, puis permis de justifier aux yeux des autorités politiques américaines le maintien d’une monarchie pourtant compromise dans la poursuite ultime et insensée d’une guerre perdue depuis longtemps. Si l’objectif de l’état-major japonais était, au-delà de la victoire impossible, de maintenir le système impérial, alors, d’une certaine manière, MacArthur leur donna raison.

 

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